Encouragé par cette confiance, Sosthènes s'était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie. Clément eut l'air embarrassé, «J'ai perdu une femme que j'adorais,» dit-il enfin en détournant la tête. «Je comptais passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laissé entièrement seul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette perte, je n'ai pas goûté une heure de repos. Ma douleur croît même avec le temps.» Sosthènes se rappelait encore ces paroles: «Je n'ai jamais ni faim ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes fatigues, je ne puis trouver l'oubli: mon esprit reste libre et travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d'épuisement, je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une étrange façon.» Et comme Sosthènes s'étonnait d'une douleur aussi persistante: «Oh! reprit Clément d'un accent et d'un air à tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent, mais sans y réussir.»
Clément et son fils n'avaient pas tardé à faire naître chez Sosthènes ce sentiment de répulsion que finissait toujours par causer leur présence. Celui-ci s'était hâté de quitter le pays pour ne plus les voir.
XVIII. Conclusion.
Une dernière épreuve attendait Destroy. Les inquiétudes qu'occasionnait en lui le fait seul d'avoir été lié avec Clément ne devaient pas même cesser à la mort de ce dernier. Cinq ou six ans plus tard, en même temps que les journaux lui apprenaient cette mort, il avait le chagrin d'y entendre mêler son nom.
Clément comprit enfin que son dernier jour approchait. L'idée de revoir son pays une dernière fois s'empara de lui avec une telle passion, qu'il capitalisa à la hâte sa fortune et prit passage avec son fils sur un navire qui faisait voile pour l'Europe.
La traversée fut longue et incidentée de fréquents orages; de mémoire de marin, jamais peut-être l'atmosphère n'avait présenté le spectacle d'autant de brusques variations. Exténué, déchiré de douleurs atroces, Clément était hors d'état de supporter une mer incessamment battue par des vents contrariés; ses jours n'étaient plus qu'une véritable agonie; on s'attendait d'heure en heure à lui voir rendre l'âme. Ses douleurs lui arrachaient des plaintes navrantes; il suppliait qu'on le jetât à la mer, ou tout au moins qu'on le déposât sur un rivage quelconque. Le capitaine en eut pitié. Il supposa que deux ou trois heures de terre calmeraient un peu les souffrances de ce misérable. On relâcha à la hauteur d'une île inculte, de facile abord, qui sépare l'espace compris entre le nouveau monde et l'Europe en deux longueurs à peu près égales.
Des rameurs conduisirent le capitaine et Clément au rivage. Ces deux derniers mirent pied à terre et s'avancèrent dans l'île en gravissant lentement la rampe d'un monticule à l'ombre duquel ils disparurent bientôt. Deux heures environ s'écoulèrent. Le soleil se couchait déjà, qu'ils n'étaient pas encore de retour. Ceux qui les avaient amenés jugeaient prudent d'aller à leur rencontre. La silhouette du capitaine se dessina tout à coup sur le disque du soleil couchant. Il était seul. Il courait. En deux enjambées il rejoignit ses hommes. Clément venait de mourir subitement comme s'il eût été frappé de la foudre.
Le capitaine fit dresser un procès-verbal de cette mort et des circonstances qui l'avaient accompagnée. Clément était d'une faiblesse extrême; il pouvait à peine se soutenir. Une agitation fébrile, analogue à celle du délire, se manifesta soudainement en lui. Il jeta des regards effarés sur le paysage. Devant les yeux se déroulait une plaine aride, légèrement ondulée, sans arbres, sans végétation d'aucune sorte. À l'horizon, s'étendait la mer dont la surface présentait une série infinie de losanges alternativement sombres et lumineux. Le murmure confus, monotone des vagues, remplissait l'âme de tristesse. Un vent glacial, un ciel gris, traversé au couchant de quelques bandes d'un rouge sinistre, achevaient de faire de cet endroit l'un des plus affreux et des plus désolants qu'on pût imaginer. Clément en fit la remarque. Il ajouta en portant la main à ses yeux avec émotion:
«Voilà, monsieur, l'image de ma vie: l'aridité, l'horreur, le désespoir.»
Peu après, il reprit d'un air égaré:
«N'entendez-vous rien? Il me semble que des voix appellent.»
Le bruissement de la mer pouvait en effet produire cette illusion.
Clément fit encore quelques pas et dit:
«Asseyons-nous, monsieur, je me trouve mal.»
Il n'était pas assis depuis quelques secondes, qu'il se dressa d'un bond.
«Allons-nous-en!» s'écria-t-il.
Ses forces le trahirent, il s'arrêta.
«C'est singulier, fit-il d'une voix éteinte, je n'y vois plus.»
Il suffoquait.
«J'étouffe, secourez-moi!»
Le capitaine, qui l'observait avec inquiétude, courut à lui. Il arriva trop tard pour le soutenir. Clément venait de crouler à terre comme une masse inerte. Il avait cessé de vivre.
Il eut l'Océan pour tombeau.
On trouva sur lui, parmi ses papiers, un projet informe de testament olographe par lequel il instituait formellement Destroy son légataire universel. La plupart de ses autres volontés étaient exprimées avec beaucoup moins de précision. On devinait que le temps lui avait fait défaut. Un homme qui le connaissait bien pouvait toutefois les pénétrer aisément. La moitié de son avoir, qui constituait une somme triple de celle dont il avait dépouillé l'agent de change, devait être remise à madame Thillard; sur l'autre moitié serait prélevé le capital d'une pension viagère suffisante pour que son fils fût l'objet des plus grands soins dans une maison de santé. Une note spéciale, rédigée bien avant ce testament, montrait combien profondément il aimait cet enfant et avec quelle persistante énergie il se préoccupait de son avenir. Enfin, on utiliserait le reste de sa fortune à créer des lits dans un hospice de vieillards et à doter divers autres établissements de bienfaisance.
À l'occasion d'un service célébré en son honneur, quelques paroles furent prononcées qui roulaient sur ce thème: Pertransivit benefaciendo.
C'était un fait. Il vivait en faisant le bien, il accumulait bonne action sur bonne action, il s'efforçait de se rendre agréable aux hommes; de gagner leur estime, de mériter leur admiration. Ébranlé dans son scepticisme, effrayé, sinon repentant, il se flattait sans doute, à force de générosité et de dévouement, d'apaiser ses grandissantes et atroces terreurs.
On a vu jusqu'à quel point était profonde son illusion.
Échappé d'un milieu qui ne reconnaît rien en dehors de lui, d'un milieu où la légalité est la souveraine moralité, il tombait pourtant en proie à des tortures inouïes dont on essayerait vainement de contester la source. Les années, loin d'éteindre en lui de dévorants souvenirs, en redoublaient la vivacité, et tout porte à croire qu'il désespérait de trouver, même dans la mort, un terme à son supplice.