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Certains s'étreignent sur des lits, d'autres gesticulent sur des tables de cuisine, dans des cabines d'ascenseur, sur des plages, derrière des fourrés…

Images étranges que celles de ces gens saisis dans cet instant censé être parmi les plus secrets et les plus intimes. Comment choisir? Habitué à laisser parler mon intuition, je m'arrête finalement sur un duo dont les mouvements ont quelque chose d'harmonieux. L'homme est brun, le visage pâle et grave. La femme est brune aussi, cheveux longs, l'air gentil. Je les désigne du doigt.

— Ceux-là, dis-je.

Edmond Wells m'informe qu'il s'agit d'une famille

française de Perpignan. Les Nemrod. Des libraires moyennement riches. Famille nombreuse. Quatre filles. Plus un chat. Mon instructeur frappe légèrement l'écran pour signaler que cette conception est réservée.

— Ainsi plus aucun autre ange ne pourra te l'enlever.

Il examine ensuite l'ADN des concepteurs et me transmet le résultat:

— Mmm…

— Quoi?

— Rien de grave. Maladies respiratoires côté géniteur. Il va toussoter.

— Et côté génitrice? Mon mentor se livre au même travail.

— Cheveux roux.

Il projette dans mon esprit la vision accélérée de la rencontre du spermatozoïde et de l'ovocyte. Je vois ainsi vingt-trois chromosomes masculins s'allier à vingt-trois chromosomes féminins.

— Et ce sera une fille ou un garçon?

Il scrute la fusion des deux gamètes et annonce:

— XY, ce sera un garçon. Passons au suivant.

Je cherche longuement et finis par élire un couple à la peau de miel. Ils sont tous deux si beaux dans leur nudité que de leur accouplement ne pourra naître qu'un superbe bébé.

— Des Noirs américains de Los Angeles, m'indique Edmond Wells.

Mère mannequin, père acteur. La famille Sheridan. Aisée. Grande bourgeoisie. Ce sera leur premier enfant, très désiré car pour parvenir à concevoir la mère a subi un traitement dans un service spécialisé après avoir longtemps redouté de demeurer stérile. ADN des concepteurs plus que satisfaisant. Pas de handicap physique.

— XX, ce sera une fille.

Je songe que ce classement en XX, XY est somme toute celui décrit par la Bible. Cette fameuse «côte» prélevée sur Adam, c'est peut-être tout simplement la barre inférieure du X qui se transforme en Y.

Je laisse encore parler mon intuition pour sélectionner le dernier couple.

— Des Russes de Saint-Pétersbourg, m'annonce Edmond Wells. Les Tchekov. Famille pauvre. Père et mère chômeurs. Ce sera leur premier enfant.

Le couple se connaît depuis peu de temps et vit séparément. Vraisemblablement une future famille monoparentale. Excellents ADN des concepteurs. XY, ce sera un garçon très robuste.

Edmond Wells procède à différentes vérifications en se branchant sur des longueurs d'onde que, de nous deux, il est seul à connaître. Il relève la tête et annonce:

— Deux garçons, une fille, bel assortiment. Mau vaise santé pour le Français, correcte pour l'Américaine, très bonne pour le Russe. Nous pourrons ainsi vérifier l'impact de la condition physique sur la personnalité.

Il se frotte les mains.

— Parfait, parfait en vérité! s'exclame-t-il tout en rédigeant mentalement trois fiches qu'il inscrit aussitôt dans mon esprit.

Il se concentre encore et ajoute:

– À ce que je peux déjà percevoir, le Français se nommera… Jacques, l'Américaine… Venus, et le Russe… Igor. Ah, voilà trois bons «clients».

— «Clients»?

— C'est le terme technique en vigueur ici pour qualifier les âmes dont on a la charge. Parce qu'on est un peu comme des avocats devant défendre leurs clients.

— Et pour ces «clients», quelle est ma tâche à accomplir à présent?

— Attendre sept mois pour voir quel karma il leur sera donné de recevoir.

— Sept mois, c'est long!

— En bas, pas ici. Car ici le temps est relatif et non plus absolu.

Il sourit.

— Pour tous d'ailleurs le temps «est» relatif puisque chacun le perçoit différemment.

De mémoire, il récite:

— «Pour connaître la valeur d'une année, interroge l'étudiant qui a raté son examen.

Pour connaître la valeur d'un mois, interroge la mère qui a mis au monde un enfant prématurément.

Pour connaître la valeur d'une semaine, interroge l'éditeur d'une revue hebdomadaire.

Pour connaître la valeur d'une heure, interroge l'amoureux qui attend son rendez-vous.

Pour connaître la valeur d'une minute, interroge l'homme pressé qui vient de rater son bus.

Pour connaître la valeur d'une seconde, interroge celui qui a perdu un être cher dans un accident de voiture.

Pour connaître la valeur d'un millième de seconde, interroge le médaillé d'argent d'une finale olympique.»

Et, facétieux, mon mentor ajoute:

— Pour connaître la valeur d'une destinée humaine, interroge ton ange instructeur. Nous ne nous attachons pas aux menues circonstances, à tous ces instants anodins de la vie de nos clients. Nous nous précipitons directement sur les moments importants et les choix déterminants.

Edmond Wells s'éloigne. Il a d'autres anges débutants à instruire.

Je reste là, fasciné, à contempler dans les reflets du lac des Conceptions les milliers de couples occupés à faire l'amour, la prochaine humanité en passe d'être conçue. J'ai envie de les encourager car plus ils prendront de plaisir dans ces conceptions, plus je devine qu'elles seront réussies.

10. ENCYCLOPEDIE

L'OVULE: On a longtemps cru que c'était le plus rapide des spermatozoïdes qui venait féconder l'ovocyte. On sait désormais qu'il en va différemment. Une centaine de spermatozoïdes arrivent simultanément sur l'ovule qui les fait patienter sur sa surface. Comme dans une salle d'attente.

Qu'attend-il?

Il est en fait occupé à opérer son choix parmi ces prétendants. Quel est le critère de ce choix? On l'a découvert depuis peu.

L'ovule élit le spermatozoïde dont la formule génétique est la plus différente de la sienne. Comme si déjà, à ce stade premier, nos cellules savaient que la nature s'enrichit de la différence et non de la similitude. En optant pour le spermatozoïde le plus «étranger», l'ovule obéit à une première sagesse biologique: éviter les problèmes de consanguinité. Car plus les deux formules génétiques sont proches, plus il y a de risques de maladies consanguines.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

11. UNE RENCONTRE INATTENDUE

— Alors, petit vicieux, on se rince l'œil?

Je sursaute. Cette voix!

— Tous ces mortels qui copulent, moi ça me dégoûte. Ça sue et ça halète. Et puis… et puis, c'est frustrant, finalement, de voir tous ces gens qui font l'amour alors que nous ne connaîtrons plus jamais le plaisir charnel.

Je me retourne.

Raoul RAZORBAK!

Dégingandé, maigre, visage long et rectangulaire, nez pointu, physionomie de rapace. Il joue avec ses grandes mains aux doigts effilés. Il est exactement tel que la première fois où je l'ai rencontré au cimetière du Père-Lachaise. Il m'avait toujours subjugué. Son assurance, sa désinvolture, sa confiance en lui et dans ses rêves d'exploration avaient changé le sens ma vie.

— Raoul, mais qu'est-ce que tu fabriques ici?

Il est tranquillement agenouillé, les jambes recroquevillées sous ses bras.

— J'ai demandé à être réincarné dans le cycle végétal pour me reposer un peu. Ça m'a été accordé à titre exceptionnel. J'ai donc été vigne, j'ai donné du raisin, mes grappes ont été cueillies. Transformé en vin, j'ai été bu et puis je suis revenu ici en conservant mon capital de points. Mon ange gardien a fait le nécessaire pour que j'accède au statut d'ange.