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Raymond m'offre un voyage en France.

Nous nous promenons en voiture du côté de Nice, près d'un petit village qui s'appelle Fayence. Nous avons laissé les enfants à sa mère et nous avons loué une décapotable pour profiter du bon air. Les cigales chantent sur les bas-côtés de la route et je respire des odeurs de lavande.

Il fait beau. Pourvu que le temps ne change pas!

191. JACQUES. 35 ANS

Nathalie est si belle!

Il y a maintenant neuf ans que nous vivons ensemble et c'est exactement comme au premier jour. Elle est au volant de notre vieille guimbarde familiale. Ma main est posée sur la sienne. Il fait beau. Nous poursuivons la conversation entamée au premier instant et qui ne s'est jamais interrompue depuis entre nous.

— Tu affirmes n'être pas croyant, tu penses donc diriger ta vie avec ton seul libre arbitre? me demande-t-elle à brûle-pourpoint.

— Je crois que le libre arbitre des hommes consiste à choisir la femme qui décidera de leur vie à leur place, dis-je.

Elle rit pour se moquer de moi et se penche pour m'embrasser.

192. ZUT!

Attention, Jacques et Nathalie, ce n'est vraiment pas le moment de vous embrasser!

193. VENUS

Qu'est-ce qui se passe avec cette voiture en face? Elle zigzague! Elle ne tient plus sa droite.

194. JACQUES

Je ferme les yeux. Nous nous embrassons.

195. ZUT! ZUT!

Mais ils vont se… Je me dépêche d'impulser à Jacques une intuition alarmante. Raoul s'empresse de même auprès de Nathalie. Nous envoyons des images pour qu'ils cessent de s'étremdre mais eux continuent de s'embrasser de plus en plus passionnément.

Raoul et moi nous leur expédions des flashes inquiétants, des visions de carambolages catastrophiques, mais ils ne sont pas en train de rêver et ne réceptionnent rien.

Ils n'ont même pas bouclé leurs ceintures de sécurité. Vite, le chat! Je lui lance un signal directif. Mona Lisa III bondit de la banquette arrière et griffe Nathalie de son mieux.

La diversion fonctionne. Nathalie aperçoit le véhicule qui arrive droit devant en sens inverse. Elle appuie de toutes ses forces sur le frein et braque son volant pour éviter le choc frontal. Nathalie qui roulait à gauche se frotte contre les rochers. Venus et Raymond qui tenaient leur droite patinent côté mer et leur voiture quitte la corniche pour chuter dans le vide.

196. ENCYCLOPEDIE

MUTATION: La découverte récente d'une espèce de morue ayant des mutations ultrarapides a surpris les chercheurs. Cette espèce vivant dans des eaux froides s'avère, en effet, bien plus évoluée que celles vivant tranquillement dans les eaux chaudes. On pense que les morues vivant dans les eaux froides et subissant un stress du fait de cette température ont laissé s'exprimer en elles des capacités de survie inattendues. De même qu'il y a trois millions d'années les hommes ont développé des capacités de mutations complexes, mais celles-ci ne se sont pas toutes exprimées parce que tout simplement elles sont pour l'instant inutiles. Elles sont stockées en réserve. Ainsi l'homme moderne possède en lui d'énormes ressources cachées au fond de ses gènes mais inexploitées parce qu'il n'a pas de raison de les réveiller.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

197. VENUS. 35 ANS

J'ai entendu le docteur dire qu'on ne pouvait plus rien pour moi. Des morceaux de tôle se sont enfoncés dans mes organes vitaux. Je vais bientôt mourir.

J'ai reçu les débris du pare-brise en pleine figure. Je suis née belle et je meurs défigurée. J'ai souhaité un jour qu'une rivale connaisse pareil sort. Ça m'est arrivé à mon tour. Quelle ironie! Peut-être que tout le mal que nous souhaitons aux autres est comptabilisé quelque part et nous revient plus tard en boomerang.

Étrange qu'à l'heure de mon dernier souffle je songe au mal que j'ai souhaité à Cynthia Cornwell, la rivale que j'avais oubliée.

C'est la fin. Je m'étais imaginé qu'on pouvait vivre à l'abri des dangers, mais on n'est à l'abri nulle part. Même en conduisant prudemment, dans une voiture sûre, dans un pays démocratique, avec une ceinture de sécurité, avec un mari protecteur, avec tous les progrès de la médecine, de la technologie, de l'humanité, on n'est nulle part en sécurité totale.

Aurait-il fallu qu'avec Raymond nous ne partions jamais en vacances? Aurions-nous dû demeurer paisiblement enfermés chez nous?

Raymond.

J'ai réussi au moins ça: mon couple. Je sais que je vais mourir. En cet ultime instant, je sens la foi m'envahir. Faut-il être proche de la mort pour croire en Dieu? Il me semble que oui. Je croyais aux anges quand je n'avais que de petits tracas, je crois en Dieu quand surviennent les gros ennuis.

198. JACQUES. 88 ANS

J'ai quatre-vingt-huit ans et je sais que je vais mourir. Pourquoi ai-je duré si longtemps? Parce que j'en avais besoin pour mener à bien ma «mission».

Trente-sept livres. Je voulais en publier un par an, j'y suis presque arrivé.

Je rédige mon dernier, celui qui explique et relie tous les autres. Mes lecteurs comprendront pourquoi il y avait toujours dans mes livres des personnages portant les mêmes noms de famille. En fait, tous mes livres étaient une prolongation les uns des autres et, de ce fait, il n'y a jamais eu rupture. J'explique enfin le lien qui unit mes livres sur les rats à mes livres sur le Paradis, à celui sur le cerveau et à tous les autres encore.

Sur l'ordinateur portable que j'ai demandé à l'hôpital qui m'accueille, j'ai inscrit la chute définitive: «Fin.»

L'idéal aurait été que j'expire en frappant ce mot, tel Molière mourant sur scène. Moi j'attends. La mort diffère. Pour patienter, je me livre à un énième bilan. Je suis toujours un anxieux mais, avec Nathalie, j'ai évolué. Je suis parvenu à sortir de la solitude car, avec elle, les bons ingrédients étaient réunis pour réaliser la formule magique: 1 + 1 = 3.

Tous deux, nous sommes autonomes. Tous deux nous sommes complémentaires. Tous deux nous avons renoncé à changer l'autre et accepté nos défauts respectifs.

Elle m'a appris à améliorer encore mon lâcher-prise. Je parviens maintenant à tenir plus de vingt secondes en ne pensant à rien et c'est très reposant. Avec Nathalie, j'ai su ce qu'est un couple authentique. Il se résume à un mot: «Complicité.» «Amour» est trop galvaudé pour conserver encore un sens.

Complicité. Connivence. Confiance.

Nathalie a toujours été ma première lectrice et ma meilleure critique. Elle, qui se passionne pour l'hypnose, pratique des régressions et affirme que nous nous étions déjà connus dans des vies antérieures, en tant qu'animaux et en tant qu'humains. Voire même en tant que végétaux. J'étais pollen, elle était pistil. Elle dit que nous nous sommes aimés en Russie et aussi dans l'Egypte antique. Je n'en sais rien, mais il me plaît d'y réfléchir.

En dehors de ses «tours», Nathalie ne m'agace que sur un point. Elle a toujours raison, et quoi de plus crispant que ça!

Ensemble, nous avons eu trois enfants, deux filles et un garçon. Je leur ai laissé faire ce qu'ils voulaient. Par ailleurs, je n'ai jamais renoncé à ma démarche de guetteur du futur. Au départ, je me suis servi de la science comme outil. J'estime à présent que les scientifiques ne sauveront pas le monde. Ils ne trouveront pas les bonnes solutions, ils ne feront qu'indiquer les dégâts provoqués par les mauvaises solutions.