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Il est trop tard pour jouer les révolutionnaires. J'aurais dû apprendre à m'énerver et à tonner quand j'étais jeune. La colère est un don de naissance. Je laisse à d'autres, à ma fille aînée particulièrement vindicative et révoltée par exemple, le soin de poursuivre cette quête.

Professionnellement, je crois que j'ai eu tout ce que je voulais. J'ai été ce rat autonome que je rêvais de devenir. Pour ne pas avoir de subalternes ni de chefs, j'ai payé. Mais ça me semble normal. À mes enfants, j'ai dit: «Le plus beau cadeau que je puisse vous offrir, c'est de vous donner l'exemple d'un père heureux.»

Je suis heureux parce que j’ai rencontré Nathalie.

Je suis heureux parce que ma vie a été sans cesse renouvelée, pleine de surprises et pleine de remises en question qui m'ont contraint à évoluer.

Dans cet hôpital, je me délabre. Je sais que grâce aux nouvelles conquêtes de la médecine je pourrais vivre plus longtemps, mais je n'ai plus envie de me battre, même contre des microbes. Ils ont fini par gagner la guerre contre mes lymphocytes. Ils ne se prélasseront pas dans mon intestin.

Mon vieux cœur me lâche doucement. Le temps est venu de rendre mon tablier. J'ai donc rendu peu à peu tout ce qui m'a été donné. J'ai légué tous mes biens à ma famille et à des associations caritatives. J'ai demandé à être inhumé dans mon jardin. Pas n'importe comment, à la verticale. Les pieds vers le centre de la Terre, la tête vers les étoiles. Pas de cercueil, pas de sachet protecteur, que les vers puissent me manger à la bonne franquette. J'ai demandé aussi qu'on plante un arbre fruitier sur ma tête.

Il me tarde maintenant de reprendre ma place dans le cycle de la nature.

Lentement, je m'apprête au grand saut. Je suis grand malade depuis neuf mois maintenant, le même temps que pour une naissance. Un par un je me libère de mes vêtements, couche par couche, protection par protection.

À mon arrivée à l'hôpital, j'ai délaissé mes costumes de ville pour enfiler un pyjama. Comme les bébés. J'ai abandonné la position debout pour rester au lit. Comme les bébés.

J'ai rendu mes dents, mon dentier plutôt car mes dents sont tombées depuis belle lurette. Mes mâchoires sont nues. Comme les bébés.

Vers la fin, j'ai rendu ma mémoire, compagne de plus en plus volage. Je ne me souvenais que du passé lointain. Ça m'a beaucoup aidé à partir sans regret. J'ai eu peur d'être frappé de la maladie d'Alzheimer, lorsqu'on ne sait plus reconnaître les siens ni se souvenir qui l'on est. C'a été ma grande hantise. Dieu merci, cette épreuve m'a été épargnée.

J'ai rendu mes cheveux. De toute façon, ils étaient devenus blancs. Je me suis retrouvé chauve. Comme les bébés.

J'ai rendu ma voix, ma vision, mon ouïe. J'ai fini par devenir pratiquement muet, aveugle, sourd. Comme les nouveau-nés.

Je redeviens un nouveau-né. Comme un nouveau-né, on m'emmaillote, on me nourrit de bouillies et je perds mon langage pour gazouiller. Ce qu'on qualifie de «gâtisme», ce n'est que se repasser le film à l'en vers. Tout ce qu'on a reçu, on doit le rendre comme on remet un costume au vestiaire, la pièce de théâtre terminée.

Nathalie est ma dernière couche protectrice, mon dernier «vêtement». Je dois donc la repousser pour que ma disparition ne la chagrine pas trop. Elle ne m'écoute pas, elle reste insensible à mes récriminations, elle hoche la tête en souriant comme pour dire: «Je m'en fiche, je t'aime quand même.»

Le médecin qui s'occupe de moi apparaît un jour accompagné d'un prêtre. C'est un jeune à la peau pâle et qui transpire beaucoup. De but en blanc, il me propose l'extrême-onction. Il paraît qu'on a fait le même coup à Jean de La Fontaine. Sur son lit de mort, on l'a obligé à renier ses ouvrages érotiques s'il voulait être enterré décemment dans un cimetière au lieu d'être jeté à la fosse commune. Jean de La Fontaine a cédé. Pas moi.

J'explique mon point de vue. Tous ceux qui ont la foi m'énervent. Cette prétention de s'imaginer connaître la dimension au-dessus!

Je suis convaincu que les religions sont démodées mais alors, quelle cause mérite qu'on s'y intéresse? Je lève les yeux vers le plafond et aperçois une araignée qui tisse sa toile. Quelle cause mérite qu'on s'y intéresse? La réponse me parvient, fulgurante: «La vie.»

La vie telle qu'on la voit. C'est suffisamment magique pour n'avoir pas besoin d'inventer quelque chose de plus.

— Ne voulez-vous pas qu'on parle plutôt de votre peur de mourir? demande le prêtre.

— On a peur de mourir tant qu'on sait que ce n'est pas le moment. Maintenant, je sais que c'est le moment. Alors, je n'ai plus peur.

— Croyez-vous au Paradis?

— Désolé, mon père. Je crois qu'après la mort il n'y a rien.

— Quoi! se récrie-t-il. Vous qui avez écrit sur le

Paradis, vous ne croyez à rien?

— C'était juste un roman, rien qu'un roman.

Le soir même, je suis mort. Nathalie était là et elle

s'est endormie en me tenant la main. Mon corps s'est recroquevillé en position fœtale. Ma dernière pensée a été: «Tout va bien.»

199. ENCYCLOPÉDIE

KARMA LASAGNE: Il m'est venu une idée bizarre. Le temps n'est peut-être pas linéaire mais «lasagni-que». Au lieu de se succéder, les couches du temps s'empilent. Dans ce cas, nous ne vivons pas une incarnation puis une autre mais une incarnation ET simultanément une autre.

Nous vivons peut-être simultanément mille vies dans mille époques différentes du futur et du passé. Ce que nous prenons pour des régressions ne sont en fait que des prises de conscience de ces vies parallèles.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

200. LE JUGEMENT DE MES CLIENTS

Igor et Venus se sont attardés longtemps dans le Purgatoire à réfléchir sur leur vie. Certaines âmes sont pressées de comparaître devant le tribunal des archanges, d'autres préfèrent panser d'abord leurs plaies. Igor et Venus entrent dans cette catégorie.

Ça, c'est l'explication technique. Plus prosaïquement, je dirais que tous deux avaient besoin de discuter avec des morts proches. Igor avait encore à parler avec sa mère, Venus avec son frère. À moins que, conscients de l'existence de Jacques, leur frère kar-mique, ils l'aient attendu afin d'être jugés tous les trois ensemble.

Quand Jacques est décédé, Venus et Igor l'ont accueilli comme s'ils étaient tous membres d'une même famille enfin recomposée. Des clients qui s'attendent les uns les autres pour comparaître ensemble, c'est émouvant.

Étrange, en tout cas, de voir Igor si jeune, Venus un peu plus mûre et Jacques le vieillard se congratuler comme des amis de toujours qui se retrouvent.

Ils ont tout compris. Avant d'être jugés, je sais qu'ils se sont déjà jugés eux-mêmes. Et je me demande d'ailleurs à quoi servent les archanges. On devrait laisser chacun trouver son propre verdict.

Avocat de la défense, je me tiens à la place jadis occupée par Emile Zola. Mes trois clients seront appelés l'un après l'autre à la barre dans l'ordre chronologique de leur mort.

D'abord Igor. L'audience se déroule à toute allure. Dans ses vies antérieures, il a été à 470. Il s'est, certes, délivré de son obsession contre sa génitrice mais cela ne l'a pas fait remonter pour autant. Il a tué une kyrielle de gens, il a violé des femmes en pagaille, enfin il s'est suicidé. Ça fait lourd. Il stagne. Il était à 470, il reste à 470.