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Or, justement, ce jour-là, il avait acheté une de ces boîtes de lait, et c’était pour cela que le chat miaulait! Tenant toujours le bébé dans sa belle robe rouge, Ali chercha la boîte dans la poche de son pardessus. Il l’essuya vaguement avec un chiffon, et avec son grand couteau harki il perça deux trous. Mais un bébé ne sait pas boire dans une soucoupe comme un chat. Ali se rappela la bouteille de Zora. Dans un autre carton il choisit une bouteille d’eau minérale presque vide, et il versa dedans le contenu de la boîte de lait. Cendrillon se frottait à ses jambes en ronronnant comme s’il avait compris.

Avec les chiffons les plus propres qu’il put trouver, Ali confectionna une tétine qui ressemblait plutôt à la mèche d’une lampe à kérosène — ce qui n’avait rien d’étonnant.

Car c’était lui qui tressait autrefois les mèches pour les lampes de sa mère. Puis il retourna la bouteille et bientôt le lait se mit à suinter au bout de la mèche.

«Tiens, bois, bois le lait.»

La mèche imprégnée toucha les lèvres de l’enfant. Ses yeux grand ouverts regardaient dans le vide, à travers la pénombre du pont, et ses petites mains s’étaient fermées, appuyées de chaque côté de ses joues. Le lait commença à couler, et Ali ressentit une joie inconnue à entendre le bruit de la bouche qui tétait. Évidemment, ça n’allait pas très vite, et de temps en temps le bébé s’énervait et poussait de petits cris d’impatience.

«Bois le lait, bois…» La voix grave d’Ali devait résonner comme un tonnerre dans le corps de l’enfant, qui s’arrêtait de boire et regardait de ses yeux immenses qui ne savaient pas encore accommoder.

Ali pensa tout à coup qu’il fallait donner un nom à l’enfant, pour qu’il ne soit jamais plus «l’enfant de sous le pont». A peine avait-il pensé à cela qu’il trouva le nom. Il l’appela Amina. Il n’avait jamais imaginé qu’il pourrait avoir un jour une petite fille toute à lui, mais il était sûr que c’était ce nom-là qu’il aurait choisi. «Amina, Amina.» Il répéta plusieurs fois le nom à haute voix, très doucement, et l’enfant continua à sucer la mèche imprégnée de lait sans s’arrêter, ce que le vieux Ali jugea un signe favorable pour le nom qu’il avait trouvé.

Maintenant, Amina avait fini de téter, et ç’avait dû être fatigant, parce qu’elle s’était endormie aussitôt.

«Amina.» Ali s’est couché sur le lit de cartons, la tête appuyée sur le sac qui contenait son argent et ses papiers de harki, à l’abri de la vieille couverture militaire qui faisait comme une tente. Il a déshabillé Amina, et l’a couchée dans un nid de chiffons bien propres, et Cendrillon est venu à son tour et s’est mis en boule en ronronnant. Ce matin-là, alors que la circulation automobile commençait à gronder dans toutes les rues et les boulevards de la ville, un vieil homme, un bébé et un chat se sont endormis paisiblement sous le pont.

Depuis l’arrivée d’Amina, la vie d’Ali avait été complètement bouleversée. Jamais il n’avait imaginé une chose pareille. D’abord, il fallait du lait, beaucoup de lait. Pour lui qui ne s’était occupé que de vin, c’était un problème. Il avait pensé aller voir un de ses cousins, harki comme lui, qui avait une ferme dans le Sud, pour lui emprunter une vache. Mais allez loger une vache sous un pont! Alors il avait eu un arrangement avec un des bouchers de Travailleurs, mangez! qui acceptait de lui fournir une bouteille de lait de chèvre chaque jour, en échange de tout ce qu’Ali pouvait lui apporter, et surtout des chaussures. Ali avait exigé du lait de chèvre parce qu’il se souvenait que, dans son village, les femmes qui n’avaient pas de lait donnaient du lait de chèvre, qui est celui qui ressemble le plus au lait des femmes. Il avait aussi acheté deux ou trois biberons pour remplacer la bouteille à mèche.

À présent, il était organisé; toute la journée, il restait couché sous la couverture avec cette petite chose vivante et tiède qui dormait à côté de lui, se réveillait à heures régulières, gazouillait puis pleurnichait quand elle avait faim ou qu’elle avait les fesses sales. La nuit, Ali commençait sa tournée. Mais il ne s’absentait pas plus d’une heure, pour le cas où Amina se réveillerait. Il laissait Cendrillon à côté d’elle, parce qu’il se souvenait que les rats attaquent quelquefois les bébés. Il ramenait dans la charrette à bras les cartons et les plastiques qui provenaient du quartier des banques et des bureaux. Et un peu avant l’aube, il faisait sa tournée de détail dans les beaux quartiers, où les gens n’hésitent pas à jeter un poste de radio ou une montre parce que les piles sont usées, et où l’on trouve toujours des chaussures.

À l’aube, après la première tétée, il mettait Amina dans le vieux landau et il se promenait tout simplement le long des grandes avenues bordées d’arbres, encore silencieuses et endormies, avec la lueur du jour qui éclairait déjà le haut des immeubles et le chant joyeux des moineaux dans les jardins. C’était le moment de la journée qu’ Ali préférait. Jamais de sa vie il ne s’était promené, juste pour le plaisir de flâner sans penser à rien, au hasard des rues. Comme il n’y avait personne sur les trottoirs, Ali pouvait parler à Amina, lui raconter des histoires de son enfance, ou bien lui expliquer les rues, les maisons, les arbres et les moineaux.

Après le froid de l’hiver, il y eut le printemps puis l’été. Amina à présent était une grosse poupée, avec beaucoup de cheveux noirs, des bras et des jambes bien forts, et toujours ces yeux immenses à la sclérotique couleur de nacre et aux prunelles d’un brun chaud, les plus beaux bijoux qu’Ali ait jamais admirés.

Quand le landau roulait par les rues, sous le feuillage des marronniers, Amina cherchait à se redresser pour mieux voir.

Maintenant elle parlait sans arrêt, si bien qu’Ali n’avait plus droit à la parole. Ali appelait ça parler, bien que pour beaucoup de gens, ça n’aurait été qu’une suite de sons incompréhensibles, gazouillis, gloussements, rires, balbutiements et bruits de langue. Mais lui, il comprenait tout comme si c’était un langage, et il savait répondre en faisant les mêmes bruits, et tous deux éclataient de rire en même temps. Heureusement, dans les beaux quartiers, les gens ne sont pas très matinaux et personne ne faisait attention à ce clochard qui poussait son vieux landau en parlant tout seul.

Une fois seulement, il avait failli avoir des ennuis, un matin où des policiers avaient fait un barrage sur l’avenue, sans doute pour le passage d’un grand ministre qui avait travaillé toute la nuit. Quand Ali est arrivé, les policiers l’ont regardé avec méfiance; Ali a répondu tout simplement:

«C’est mon bébé.»

Les policiers ont éclaté de rire en entendant cette bonne blague, et ils n’ont même pas baissé la capote du landau.

L’automne est revenu, puis le commencement de l’hiver. Jamais Ali n’avait passé une année plus heureuse. Amina avait appris à marcher à quatre pattes, et maintenant elle était capable des choses les plus étonnantes, comme de s’asseoir pour feuilleter un livre, ou de se servir d’une boîte en fer et d’une cuillère pour jouer du tambour.