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Surtout, elle chantait. Pour le vieux Ali, c’était un ravissement. Il avait installé pour elle un terrain de jeu sous le pont, balisé avec de grands cartons et des feuilles de contre-plaqué pour l’abriter du vent. Amina passait la journée à courir à quatre pattes, faisait des constructions avec la collection de boîtes à thé, jouait du tambour et chantait. Ali restait couché sous sa tente, il l’écou-tait en buvant du thé à la menthe avec le chat Cendrillon lové contre lui. Il était parfaitement heureux.

Pourtant, avec le retour du froid, les choses devinrent difficiles. D’abord il y avait eu ces deux vagabonds inconnus, qui venaient d’une autre ville, et qui cherchaient un abri. Ali avait eu beau leur expliquer qu’il n’y avait pas assez de place sous le pont, ils ne voulaient pas comprendre. Ali avait eu peur pour Amina, et il avait dû se montrer méchant.

Il s’était redressé de toute sa taille, avec son grand manteau kaki de l’armée qui flottait dans le vent, sa barbe hirsute et son grand couteau harki à la ceinture. Les deux vagabonds avaient battu en retraite en proférant des menaces.

Alors Ali n’osait plus s’absenter. S’ils venaient, s’ils volaient Amina?

Et maintenant que le bébé marchait à quatre pattes et s’occupait à chanter, à battre du tambour et à lire des livres, Ali n’avait guère de repos le jour et son travail s’en ressentait. Il avait épuisé ses stocks de chaussures et de vieux cartons pour payer le lait d’Amina, et pour acheter à la pharmacie les petits pots de purée de fruits et de légumes. Lui-même n’avait plus le temps de se faire à manger et l’essentiel de ses repas consistait en bouillie d’avoine (qu’il partageait avec Amina et Cendrillon) arrosée d’huile d’olive. C’était d’ailleurs ce que les gens de sa tribu mangeaient tous les jours dans les montagnes. Inutile de dire que, depuis l’arrivée d’Amina, il avait complètement cessé de boire du vin.

Un jour d’octobre, le garçon boucher de Travailleurs, mangez! dut mettre les choses au point: Ali n’apportait plus rien de bon; la dernière paire de chaussures qu’il avait fournie était tout juste digne de figurer dans la panoplie d’un pêcheur qui l’aurait sortie du fond du canal! Ça ne pouvait durer. Ali ne devait plus compter sur lui pour le lait.

Ali revint sous le pont, sombre et découragé. Même les chansons d’Amina ne purent le dérider. Il réfléchit toute la journée. Il n’était pas question de recommencer avec les boîtes Carnation. Même Cendrillon n’en voulait plus. D’ailleurs, en examinant ses réserves, Ali se rendit compte qu’il n’avait pratiquement plus rien. En un an, il avait épuisé tous ses trésors, les outils et les vieux meubles, les postes T.V., les vêtements usagés, les chaussures, les provisions de roulements à billes et les clefs, les collections de cartes postales, de boulons et d’écrous, et même une vieille machine à écrire Smith-Corona Skywriter qu’il avait gardée pour Amina quand elle serait plus grande, et une peinture à l’huile qu’il avait trouvée dans un terrain vague, qui représentait une petite fille aux cheveux noirs et aux joues fraîches, qui ressemblait à l’enfant de sous le pont.

Quand la nuit est tombée, Ali avait pris sa décision. Il fallait trouver des parents pour Amina, un vrai papa et une vraie maman qui lui donneraient une maison pour la protéger du froid de l’hiver et l’aimeraient toute sa vie.

Il n’était pas question d’aller à la police (Ali n’aimait pas beaucoup les uniformes) ou chez les bonnes sœurs (d’ailleurs, il n’était pas de la même religion).

Ali a passé la dernière nuit sans dormir. Amina était couchée comme chaque soir, enroulée dans les linges, à côté de Cen-drillon. Elle dormait paisiblement, avec seulement de temps en temps son souffle qui allait plus vite et ses mains qui bougeaient, quand elle rêvait.

Un peu avant l’aube, Ali a mis Amina dans le vieux landau comme d’habitude. Le bébé s’est réveillé, a pris son biberon tiède, puis s’est rendormi tandis que le landau cahotait et grinçait sur le pavé du quai, Ali a marché lentement dans les rues silencieuses, pour faire durer l’aube.

Dans la grande avenue bordée d’arbres rouillés par l’hiver, il y avait cette petite maison entourée d’un jardin grand comme un mouchoir de poche. Ali la connaissait bien. Il n’avait pas oublié cette soirée du lendemain de Noël où on lui avait donné à manger. H savait que c’était une maison heureuse, avec des enfants, un chat, un chien, et même des poissons rouges (il avait vu les paquets de paillettes pour les poissons).

Il a arrêté le landau devant la grille du jardin. Il faisait encore nuit. Le vent poussait les feuilles mortes sur la pelouse, les faisait danser. Tout semblait dormir. Ali a appuyé sur la sonnette très longuement, jusqu’à ce qu’une fenêtre s’éclaire au premier étage. Puis la porte s’est ouverte sur un monsieur à lunettes et une jeune femme en peignoir blanc. Il y avait une petite fille aussi, avec des cheveux noirs et des yeux bruns, et Ali a pensé que c’était bien.

Il s’est penché vers Amina et très doucernent, pour ne pas la réveiller, il a murmuré: «Voilà, c’est ta maison.» Pour que la jeune femme sache, il a tout de même tenu à dire le nom qu’il avait donné à l’enfant de sous le pont:

«Elle s’appelle Amina. C’est ta fille maintenant…»

Puis sans attendre, peut-être aussi pour ne pas pleurer, il a laissé le vieux landau devant la grille et il est parti à grands pas le long de l’avenue.