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Maître Gurloes se plaisait à répéter qu’une prison n’est jamais située à l’endroit idéal. Cette maxime, comme la plupart de ces conseils avisés que l’on donne aux jeunes pour leur édification, était aussi peu discutable qu’inefficace. Il y a en gros trois manières de s’évader : soit par la ruse, soit par la violence, soit en soudoyant ceux qui sont chargés de vous garder. Un endroit écarté de tout, au milieu d’une contrée sauvage ou dangereuse, fait beaucoup pour dissuader les évasions de la première catégorie ; c’est pourquoi cette solution a longtemps joui de la faveur des spécialistes en la matière.

Malheureusement, les déserts, le sommet des montagnes ou les îles isolées constituent également des endroits privilégiés pour les évasions de la deuxième catégorie – celles réussies par la violence. Lorsque de telles prisons sont assiégées par les amis d’un prisonnier, l’affaire est la plupart du temps finie lorsque la nouvelle en arrive aux autorités ; par ailleurs, il est presque impossible de dépêcher des soutiens à la garnison ; de la même façon, lorsqu’une révolte de prisonniers éclate, une expédition rapide de renforts est pratiquement exclue.

Des installations dans une zone suffisamment peuplée et bien défendue pallient ces inconvénients, pour se heurter à d’autres, plus importants. Un prisonnier qui veut s’évader n’a en effet besoin que d’un ami ou deux, et non plus mille ; en outre, ces amis n’ont pas besoin d’être de valeureux guerriers : une femme de ménage ou un petit vendeur des rues peuvent très bien faire l’affaire s’ils sont intelligents et décidés. Qui plus est, dès que le détenu a franchi les murs d’enceinte de la prison, il peut se fondre instantanément dans la foule sans visage. C’est dire que le retrouver ne dépend plus de chasseurs d’hommes ni de meutes de chiens, mais plutôt d’informateurs bien placés et d’agents stipendiés.

Dans le cas de Thrax, un lieu de détention situé dans un endroit perdu était hors de question. En admettant même que l’on ait pu y affecter des troupes en nombre suffisant, et renforcer ainsi l’effectif ordinaire de clavigères, afin de résister aux attaques des autochtones, des zooanthropes et des cultelarii qui infestaient la région (sans même parler des mercenaires des fourbes petits exultants locaux), il aurait toujours été impossible d’approvisionner un tel endroit sans une véritable armée pour escorter les convois. Voilà pourquoi la Vincula de Thrax se trouve nécessairement située à l’intérieur de la ville – plus précisément à mi-pente de la falaise qui domine la rive ouest, et à environ une demi-lieue du Capulus.

Elle est tracée selon un plan très ancien, et j’ai toujours eu l’impression qu’elle avait été d’emblée conçue pour servir de prison, en dépit d’une légende qui prétend qu’il s’agit d’un ancien et gigantesque mausolée, agrandi il y a quelques siècles pour être transformé en lieu de détention. À un observateur installé sur la rive orientale, plus accessible, elle apparaît comme une simple bretèche carrée bâtie en encorbellement sur le rocher, faisant environ quatre étages de haut de son point de vue, alors que son toit plat couronné de merlons et de créneaux rejoint en réalité la falaise de l’autre côté. Cette partie visible de la structure – que bien des visiteurs de Thrax doivent prendre pour le tout – n’est en fait que la plus petite et la moins importante. À l’époque où j’en étais licteur, cette superstructure ne contenait rien de plus que les bureaux de l’administration, la salle de garde des clavigères et l’appartement qui m’était réservé.

Les prisonniers étaient confinés dans un boyau oblique creusé dans le rocher. La disposition des lieux n’était ni celle faite de cellules individuelles, adoptées pour les clients enfermés dans nos oubliettes à Nessus ni celle qui prévalait dans la salle unique du Manoir Absolu où je m’étais moi-même trouvé détenu. Au lieu de cela, les prisonniers étaient ici enchaînés le long de la paroi du tunnel ; chacun d’eux portait un lourd collier de fer autour du cou, et la longueur de la chaîne était calculée de façon à ménager un passage au milieu du boyau ; celui-ci était suffisamment large pour que deux clavigères puissent y marcher de front, sans courir le risque de se faire détrousser de leurs clefs.

Le tunnel mesurait environ cinq cents pas de long, et comptait plus de mille emplacements pour les prisonniers. Son eau provenait d’une citerne enfouie dans la roche au sommet de la falaise, et les déjections et les saletés étaient éliminées à chaque fois que la citerne était pleine et menaçait de déborder, en inondant copieusement le boyau. Creusé à l’extrémité inférieure du tunnel, un puisard entraînait les eaux usées jusque dans l’Acis, au-delà de la ville, par l’intermédiaire d’une conduite spéciale qui franchissait l’enceinte du Capulus.

La bretèche rectangulaire accrochée à la falaise doit constituer, avec le boyau lui-même, la Vincula d’origine. Elle s’est étendue et compliquée par la suite, grâce à tout un réseau confus de galeries secondaires et de boyaux parallèles, résultat des tentatives faites par le passé pour faire évader les prisonniers à partir de l’une ou l’autre des résidences voisines de la prison, et des contre-mines creusées pour faire échec à ces projets ; maintenant, tout cet enchevêtrement de galeries, annexé, était occupé et servait d’entrepôt ou même de lieu de détention.

L’existence de ces multiples appendices, édifiés en dépit du bon sens et au hasard, pour l’essentiel, rendait ma tâche beaucoup plus difficile qu’elle n’aurait dû l’être ; c’est pourquoi l’une de mes premières décisions fut de mettre sur pied un programme de fermeture de tous les passages et de toutes les galeries inutiles : je les fis combler par un mélange de galets venus de la rivière, de sable, de gravier, de chaux et d’eau. Je commençai en revanche à faire agrandir et réunir ceux que j’avais choisi de conserver, selon un plan qui devait en faire une structure rationnelle. Si indispensable que fût cet ouvrage, il n’avançait que très lentement, car je ne pouvais détacher que quelques centaines de prisonniers en même temps pour les faire travailler, et la plupart étaient en mauvaise condition physique.

Au cours des semaines qui suivirent notre arrivée à Thrax, mes obligations ne me laissèrent pas une minute de libre. Dorcas se mit à explorer la ville pour nous deux ; je lui avais aussi demandé de se renseigner sur les pèlerines. Au cours du long périple qui m’avait conduit ici depuis Nessus, savoir que je portais sur moi la Griffe du Conciliateur avait été un pesant fardeau. Mais maintenant que je ne voyageais plus, et que je ne pouvais plus rechercher la trace du passage des religieuses, non plus que me rassurer en me disant que, de toute façon, j’étais dans la bonne direction et finirais par entrer en contact avec elles, ce fardeau devenait véritablement insupportable. Tant que nous nous étions déplacés, j’avais laissé la précieuse gemme dans ma botte, lorsque nous dormions à la belle étoile, ou au fond de la chaussure posée près de moi, si nous logions sous un toit. Mais j’en étais arrivé au point où j’étais incapable de dormir sans elle, et il me fallait pouvoir vérifier sa présence si je me réveillais au cours de la nuit. Dorcas finit par me coudre un petit sachet en peau de daim dans lequel je la plaçai, et que je portais en permanence autour du cou. Au cours de ces premières semaines, je rêvai une bonne douzaine de fois qu’elle prenait feu, et je la vis à plusieurs reprises flotter en l’air au-dessus de moi comme lorsque la cathédrale qui lui avait été dédiée avait brûlé ; je m’étais réveillé pour constater qu’elle rayonnait avec une telle puissance que sa lumière passait à travers le sac en daim. Et j’étais tiré de mon sommeil une ou deux fois chaque nuit pour me retrouver couché sur le dos, avec l’impression d’avoir la poitrine complètement écrasée par le petit sac, comme s’il faisait un poids énorme, alors que je pouvais sans difficulté le soulever d’une main.