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Dorcas fit tout ce qui était en son pouvoir pour me réconforter et m’aider ; je pouvais cependant me rendre compte qu’elle avait conscience du brusque changement intervenu dans nos relations, et qu’elle en était encore plus perturbée que moi. J’ai constaté que de tels changements sont toujours déplaisants, ne serait-ce que parce qu’ils ne font qu’annoncer la venue probable de changements plus grands encore. Tant que nous avions voyagé ensemble (et nous n’avions pas cessé de nous déplacer, plus ou moins vite, depuis l’instant où Dorcas, dans le jardin du Sommeil sans Fin, m’avait aidé à grimper, à moitié noyé, sur le sentier de roseaux flottants), nous étions restés des compagnons ayant un statut identique : c’était sur nos jambes ou sur nos montures que nous franchissions chaque lieue de notre itinéraire. Si j’avais pu assurer, à plusieurs reprises, une certaine protection physique à Dorcas, elle m’avait également fourni un véritable réconfort moral, et même une protection, dans la mesure où il était difficile de garder une attitude de mépris devant tant d’innocente beauté, ou de manifester de l’horreur devant ma profession, lorsque, en me regardant, on la voyait à mes côtés. Quand j’étais dans le doute, elle m’avait conseillé ; en cent lieux déserts, elle m’avait tenu compagnie.

Lorsque nous étions finalement arrivés à Thrax, et que j’eus présenté la lettre de maître Palémon à l’archonte, cette forme de compagnonnage prit nécessairement fin. Je n’avais plus rien à craindre de personne lorsque je fendais la foule dans mon habit de fuligine – en réalité, c’était plutôt la foule qui me craignait, voyant en moi le plus haut représentant de la branche la plus redoutée de la force publique. L’existence que menait maintenant Dorcas n’était plus celle d’une égale, mais, selon le terme employé par la Cuméenne, d’une maîtresse, partageant le domicile officiel du licteur. Ses conseils étaient devenus pratiquement inutiles, car les difficultés auxquelles je devais faire face relevaient de problèmes d’administration, ceux précisément que ma formation m’avait appris à traiter, des années durant, et auxquels elle n’entendait rien ; en outre, je dois dire que j’avais rarement le temps et l’énergie de les lui exposer suffisamment en détail pour que nous puissions en discuter.

C’est donc ainsi que, tandis que je passais veille après veille à suivre les débats de la cour de justice de l’archonte, Dorcas prit l’habitude de se promener dans la ville ; et que nous, qui avions été tout le temps ensemble pendant toute la fin du printemps, ne nous voyions qu’à peine en cet été, sinon pour partager le repas du soir, avant de nous écrouler, épuisés, dans un lit où, la plupart du temps, nous ne faisions guère autre chose que de dormir dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut enfin la pleine lune. Avec quelle joie je pus la contempler depuis le toit de la bretèche, verte comme une émeraude, grâce à l’épais manteau de ses forêts, et ronde comme la courbe d’une coupe ! J’étais encore loin d’être libre de mon temps, puisqu’il me fallait maintenant m’occuper dans le moindre détail de l’exécution des tortures et de toutes les décisions prises par le tribunal, ainsi que des affaires qui s’étaient accumulées pendant le lit de justice de l’archonte ; mais j’étais au moins libre de leur accorder toute mon attention, ce qui me semblait presque aussi agréable que la liberté elle-même. J’avais eu l’idée, le jour suivant, d’inviter Dorcas à venir faire avec moi l’inspection des souterrains de la Vincula.

Ce fut une erreur. L’atmosphère lourde et viciée qui y régnait la rendit malade, ainsi que la vue des malheureux prisonniers. Cette nuit-là, comme je l’ai déjà raconté, elle s’était rendue aux bains publics (geste exceptionnel de la part de quelqu’un redoutant autant l’eau qu’elle, au point de ne se laver qu’avec une éponge plongée dans une cuvette avec un fond d’eau) afin de débarrasser ses cheveux et sa peau de l’odeur des boyaux ; c’est là qu’elle avait entendu le personnel parler d’elle.

2

Au-dessus de la cataracte

Le matin suivant, avant de quitter la bretèche, Dorcas se coupa les cheveux très court, presque comme un garçon, enfonçant cependant une pivoine blanche dans le bandeau qui les retenait. Je m’affairai sur des documents jusqu’au milieu de l’après-midi, puis, après avoir emprunté au sergent de mes clavigères une djellaba civile, je sortis dans l’espoir de la retrouver.

Le petit livre brun que je porte sur moi dit quelque part qu’il n’y a rien de plus étrange que d’explorer une ville complètement différente de toutes celles que l’on connaît déjà : car cela revient à explorer un second soi-même dont on ne soupçonnait pas l’existence. Mais je pus faire une expérience plus étrange encore : explorer une ville dans laquelle j’avais déjà vécu quelque temps sans rien apprendre sur elle.

Je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvaient les bains dont Dorcas m’avait parlé ; je savais toutefois, à la suite des hasards d’une conversation tenue au tribunal, qu’ils existaient bien. J’ignorais également où se situait le bazar où Dorcas achetait ses vêtements et ses produits de beauté, et même s’il n’y en avait qu’un seul ou plusieurs. Bref, je ne connaissais rien d’autre que ce que j’apercevais de l’embrasure des fenêtres de la Vincula, mis à part le court trajet pour me rendre au château de l’archonte. Je faisais peut-être un peu trop confiance à mon sens de l’orientation, car je pensais trouver facilement mon chemin dans cette ville, beaucoup plus petite que Nessus ; je pris cependant la précaution, tandis que je parcourais les rues tortueuses qui descendaient le long de la falaise entre les rangées de maisons troglodytes d’un côté, et celles juchées en encorbellement de l’autre, de me retourner et de vérifier que j’apercevais bien la silhouette familière de la bretèche là où je m’attendais à la voir, avec son portail barricadé et son gonfalon noir.

Les riches, à Nessus, vivent au nord de la ville, là où les eaux du Gyoll sont les plus pures, et les pauvres au sud, là où elles sont au contraire souillées. Une telle coutume n’avait pas lieu d’être à Thrax, aussi bien parce que le courant impétueux de l’Acis emportait les ordures des habitants de l’amont (lesquels, bien sûr, ne représentaient même pas le millième de la population située dans le nord de Nessus) à une telle vitesse que la pureté de son eau n’en était guère affectée, que parce que l’alimentation des fontaines publiques et des domiciles des gens aisés se faisant par l’intermédiaire d’un aqueduc, la question ne se posait même pas ; on ne se servait directement dans la rivière que lorsque de grandes quantités d’eau étaient requises, comme dans le cas de manufactures ou pour le nettoyage des rues.

L’altitude, à Thrax, détermine la classe sociale à laquelle on appartient. Les plus fortunés vivent près de la rivière, au bas des pentes, à portée des boutiques, des endroits publics et des quais d’embarquement, d’où des Caïques à rames, manœuvrés par des esclaves, leur permettent de parcourir commodément toute la longueur de la ville. Ceux disposant de revenus inférieurs vivent sur les premières hauteurs, puis viennent les représentants des classes moyennes – et ainsi de suite jusqu’aux cahutes des plus pauvres, entassées au pied des fortifications qui couronnent la falaise. Les baraques des plus misérables sont faites de torchis, et on n’y accède que par de hautes échelles branlantes.