II. Comment Grenouille trouva une nouvelle mère
Loin, très loin, vogua la petite nacelle, sur les eaux douces, sur les eaux salées. D’autres enfants seraient morts, mais les fils d’Oiselle-des-Forêts et de Brise-de-Printemps ne pouvaient mourir, car ils n’avaient pas atteint l’âge adulte. Des monstres à l’armure d’écaillés vinrent s’ébattre autour du van, des singes y lancèrent des noix et des bâtons, mais il n’en continua pas moins sa dérive, pour aller finalement s’échouer sur les berges d’un fleuve où deux sœurs très pauvres étaient en train de laver du linge. Les deux braves femmes appelèrent à grands cris en le voyant, mais comme leurs cris ne donnaient rien, elles roulèrent le bas de leurs robes dans leurs ceintures, s’avancèrent dans l’eau et ramenèrent le van sur la rive.
Parce qu’ils avaient été trouvés dans l’eau, on appela les deux garçons Poisson et Grenouille ; les deux sœurs coururent les montrer à leurs maris, et tous virent que les deux enfants étaient d’une force et d’une beauté remarquables. Chaque famille en adopta un. Celle des deux sœurs qui choisit Poisson était la femme d’un berger, et le mari de celle qui prit Grenouille était bûcheron.
La nouvelle mère de Grenouille prit grand soin de son bébé, auquel elle donna incontinent le sein, car elle venait tout juste de perdre un enfant. Elle portait toujours l’enfant sur son dos, enroulé dans un châle, quand son mari allait dans la forêt couper du bois de chauffage ; et c’est pourquoi ceux qui tissent la toile des contes aiment à dire que c’était la femme la plus forte du monde, car elle portait un empire sur son dos.
Une année passa, à la fin de laquelle Grenouille savait déjà tenir debout et faire quelques pas. Une nuit, le bûcheron et sa femme étaient assis à côté d’un petit feu, dans une clairière des régions sauvages ; et, tandis que la femme préparait le souper, Grenouille, qui était tout nu, s’avança vers le feu comme s’il voulait se chauffer à sa flamme. Alors le bûcheron, qui était un homme bourru mais bon, lui demanda : « Aimes-tu ça ? » Et bien qu’il n’ait encore jamais parlé, Grenouille acquiesça d’un mouvement de tête et répondit : « Fleur rouge. » Au même instant, dit-on, Été-Précoce se retourna dans son lit au sommet de la montagne, bien au-delà des rives de Teur.
Le bûcheron et sa femme furent fort étonnés, mais ils n’eurent pas le temps de faire des commentaires, ni de tenter de faire parler Grenouille à nouveau ni même d’imaginer comment ils raconteraient la chose au berger et à sa femme la prochaine fois qu’ils se verraient. Car à ce moment-là un grondement épouvantable s’éleva dans la clairière – ceux qui l’ont entendu prétendent que c’est le bruit le plus effrayant qu’il soit donné d’entendre sur Teur. Mais ceux qui l’ont entendu et ont survécu sont tellement rares qu’il ne porte même pas de nom : ils disent que c’est quelque chose comme le bourdonnement des abeilles, ou le miaulement qui pourrait sortir de la gueule d’un chat si ce chat était plus gros qu’une vache ; que c’est un son qui rappelle le premier bruit que les appelants des montagnes apprennent à faire, un fredon tiré du plus profond de la gorge et paraissant provenir de partout à la fois. C’était le chant que chante le smilodon quand il est à portée de sa proie, le chant qui épouvante même les mastodontes, au point qu’ils chargent souvent dans la mauvaise direction et qu’ils sont mortellement frappés dans le dos.
Bien certainement, le Pancréateur connaît tous les mystères. Il a dit le verbe intarissable qui est notre univers, et bien peu de choses se produisent qui ne fassent partie de ce verbe. C’était donc de par sa volonté qu’à proximité du feu s’élevait un tertre, qui était en fait ce qui restait d’une grande tombe datant des plus anciennes époques ; et bien que le pauvre bûcheron et sa femme n’en eussent rien su, deux loups y avaient établi leur demeure, un antre bas de plafond et épais de murs, avec des galeries qu’éclairaient des lampes vertes, suspendues au milieu des cénotaphes en ruine et des urnes brisées. Une maison, en somme, comme les loups les aiment. Là, le mâle était assis, en train de ronger nonchalamment un fémur de coryphodon, tandis que la louve, son épouse, donnait la tétée à toute une portée de louveteaux.
Ils entendirent à peu de distance le chant barbare du smilodon, et le maudirent dans la langue grise qui sert à la malédiction des loups, car aucune bête respectueuse de la loi ne se permet de chasser à proximité du domicile d’un autre chasseur, et les loups sont en bons termes avec la lune.
Lorsque les imprécations furent terminées, la louve dit : « Quelle est donc cette proie que le Boucher, ce sot tueur d’hippopotames, a bien pu trouver, quand toi, ô mon époux, qui perçois l’odeur d’un lézard en train de se chauffer au soleil sur les montagnes au-delà de Teur, te contentes de ronger une aussi maigre pitance ?
— Je ne mange pas de charognes », répondit le loup, laconique. « Pas plus que je ne tire les vers de l’herbe humide du matin, ou que je ne pêche les grenouilles dans les mares.
— Pas plus que le Boucher ne chante pour eux. »
Alors, le loup releva la tête et huma délicatement l’air. « Il chasse le fils de Meschia et la fille de Meschiane, et tu sais comme moi qu’il ne vient rien de bon quand on mange telle chair. » La louve acquiesça à cette remarque, car elle savait que seuls parmi toutes les créatures, les fils de Meschia abattent tout ce qui bouge lorsqu’un seul des leurs est tué. Et cela parce que le Pancréateur leur a donné Teur et qu’ils ont refusé le cadeau.
Le chant féroce prit fin, et le Boucher se mit à rugir comme s’il voulait faire tomber les feuilles des arbres ; puis il cria de douleur, car lorsque la lune est à son plein, les malédictions des loups sont de puissantes malédictions.
« Que lui est-il arrivé ? » demanda la louve, qui était en train de débarbouiller l’une de ses filles.
À nouveau, le loup renifla. « Odeur de chair brûlée ! Il est tombé dans leur feu ! » Le loup et la louve rirent comme rient les loups, silencieusement, en montrant toutes leurs dents. Leurs oreilles se dressaient, droites comme des tentes dans le désert, car ils écoutaient le Boucher se ruer dans les fourrés à la poursuite de ses proies.
Or la porte de la maison des loups était ouverte, car il suffisait qu’un loup adulte fût sur place pour qu’il n’y ait pas à se soucier de qui entrait – et il en ressortait moins qu’il n’en entrait. Le seuil baignait au clair de la pleine lune (la lune est toujours un invité d’honneur chez les loups), quand il s’assombrit soudain. Un enfant se tenait là, un peu craintif à cause de l’obscurité, mais sentant l’odeur puissante du lait. Le loup grogna, mais la louve l’interpella de sa voix la plus maternelle : « Entre, petit enfant de Meschia. Ici tu pourras boire du lait, être au chaud et propre. Ici se trouvent des compagnons de jeux aux yeux brillants et au pied agile, les meilleurs qui soient. »
En entendant ces mots, le petit garçon entra, et la louve se débarrassa de ses petits gorgés de lait pour lui offrir une tétine.
« À quoi bon une telle créature ? » demanda le loup.
La louve se mit à rire. « Tu peux être en train de sucer un os datant du massacre de la dernière pleine lune et demander cela ? Ne te rappelles-tu donc pas l’époque où la guerre faisait rage partout, et où les armées du prince Brise-de-Printemps ravageaient la contrée ? Aucun fils de Meschia ne nous chassait alors, car ils se chassaient mutuellement. Nous sommes sortis quand leur bataille fut terminée, toi, moi, tout le Sénat des loups et même le Boucher, ainsi que Celle-qui-Ricane et le Tueur-Noir. Et nous nous sommes promenés parmi les morts et les mourants, choisissant ce qui nous plaisait.