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Je pense que l’on avait dû amener Thècle au moins jusqu’au pied de ces montagnes que j’évoquais, sans doute pour fuir la chaleur d’un été particulièrement torride ; nombre de scènes qui se présentaient dans mon esprit (de leur propre accord, me semblait-il) avaient en effet une coloration nettement enfantine. Je vis de ces plantes qui s’accrochent aux rochers, et contemplai leurs fleurs virginales de très près, alors qu’un adulte aurait dû se baisser pour en avoir la même vision ; des abîmes qui n’étaient pas seulement effrayants, mais également choquants, comme si leur existence constituait un affront aux lois de la nature ; des pics tellement élevés qu’ils paraissaient véritablement ne pas avoir de sommet, comme si toute la terre tombait depuis toujours de quelque lieu céleste inimaginable, en s’y retenant encore par ces montagnes.

J’atteignis finalement le château de l’Aiguille, après avoir parcouru la ville dans pratiquement toute son étendue. Je me fis connaître au poste de garde, et l’on me laissa entrer et monter au sommet du donjon – comme lorsque j’étais monté au sommet de la tour Matachine avant de prendre congé de maître Palémon.

Lorsque j’étais alors allé faire mes adieux au seul endroit au monde que je connaissais, je m’étais tenu sur l’un des points les plus élevés de la Citadelle, elle-même située au sommet du point culminant de toute la zone englobée par Nessus ; j’avais vu la ville s’étendre devant moi jusqu’aux limites du visible, avec le Gyoll semblable à la trace brillante et erratique d’un escargot qui se serait promené sur une carte. Même le rempart était visible à certains points de l’horizon, et il n’y avait aucun sommet supérieur pour jeter une ombre sur l’endroit où je me trouvais.

L’impression était ici tout à fait différente. Je me trouvais à cheval au-dessus de l’Acis, qui bondissait vers moi à travers toute une succession de marches rocheuses, dont chacune faisait bien deux à trois fois la taille d’un arbre de haute futaie. Transformé en une blancheur écumeuse qui scintillait dans le soleil, il disparaissait en dessous de moi pour réapparaître sous forme d’un ruban d’argent, courant au milieu d’une ville délimitée avec autant de netteté que ces jouets représentant un village dans une boîte que je me souvenais (mais c’était en fait Thècle) avoir reçue pour mon anniversaire.

Je me tenais, autrement dit, au fond d’une cuvette. De chaque côté s’élevaient des murailles de pierre, si bien qu’il suffisait de regarder l’une d’elles pour avoir l’impression, au moins pendant quelques instants, que la gravité avait subi une distorsion l’ayant amenée à angle droit avec elle-même par l’art mathématique de quelque sorcier travaillant sur les nombres imaginaires, et que la verticale que je voyais était en réalité la surface plate du monde.

Je restai bien plus d’une veille, me sembla-t-il, à contempler ces murailles titanesques, à suivre les filets arachnéens tissés par les cascades qui se précipitaient avec un roulement de tonnerre et une émotion pure dans le cours de l’Acis, et à surveiller les mouvements des nuages prisonniers des parois, qui semblaient se presser doucement contre leurs flancs impavides, comme des moutons affolés dans un enclos rocheux.

Je finis par me fatiguer de la splendeur des montagnes et des rêves qu’elles avaient engendrés – ou plutôt par en être ivre. La tête me tournait, j’éprouvais une impression de vertige, et même lorsque je fermais les yeux, j’avais l’impression de toujours voir ces hauteurs sans compromis ; j’avais le sentiment que dans mes rêves, nuit après nuit et pendant longtemps encore, je tomberais sans fin, ou m’accrocherais les doigts en sang à leurs parois inhumaines.

Puis je me tournai pour de bon vers la ville et retrouvai mon aplomb à la vue de la bretèche de la Vincula, réduite maintenant à un cube insignifiant, accolé à une falaise qui ne faisait guère qu’une vaguelette dans l’océan de pierre qui l’entourait. Je repérai le tracé des principales artères, cherchant, par un jeu dont le but était de me reposer de ma longue contemplation des montagnes, à identifier celles que j’avais empruntées pour atteindre le château, et à reconnaître, sous cet angle nouveau, les bâtiments, les places et les marchés par lesquels j’étais passé. Je pillai du regard les bazars, constatant qu’il en existait deux, un sur chaque rive de l’Acis, puis je m’amusai à repérer les points caractéristiques du paysage urbain que j’avais déjà remarqués depuis la Vincula : la harena, le panthéon et le palais de l’archonte. Alors, quand tout ce que j’avais vu au ras du sol se trouva confirmé depuis mon observatoire surélevé, quand je sentis que je comprenais la relation spatiale de l’endroit où je me tenais avec ce que je savais auparavant du plan de la ville, j’entrepris d’explorer les rues plus petites, scrutant pour cela les falaises sur lesquelles elles déroulaient leurs méandres, et poussant mes investigations jusque dans la plus insignifiante venelle, le plus souvent réduite, à mes yeux, à une simple bande sombre entre les bâtiments.

À force d’aller et venir, mon regard finit par tomber à nouveau sur les berges de la rivière, dont j’entrepris d’étudier les appontements, les entrepôts, et même les pyramides de tonneaux, de balles de coton ou de caisses qui attendaient d’être chargées sur les vaisseaux. De ce côté, la rivière n’écumait plus, sauf en quelques endroits, au bout d’une jetée, par exemple. Sa couleur était très proche de l’indigo, et comme les ombres indigo que l’on peut voir le soir d’un jour où il a neigé, son cours semblait plutôt glisser silencieusement, sinueux et glacial ; mais les mouvements des Caïques rapides et des lourdes felouques trahissaient les turbulences que cachait cette surface apparemment lisse. Les plus gros navires agitaient leur bôme comme des bretteurs leur épée, tout en roulant de côté comme des crabes, tandis que les avirons ouvraient de petits tourbillons.

Une fois que j’eus épuisé tout ce qui pouvait être vu en aval, je me penchai davantage sur le parapet pour étudier la portion de la rivière la plus proche de moi, et où se trouvait une jetée qui n’était guère éloignée que d’une centaine de pas du poste de garde du château de l’Aiguille. Observant les débardeurs en train de décharger une étroite embarcation de rivière, je vis près d’eux, dans une immobilité qui contrastait avec leur agitation, une petite silhouette aux cheveux brillants. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un enfant, tant sa taille paraissait réduite à côté des hommes puissamment charpentés et presque nus en train de travailler ; mais c’était Dorcas, assise tout au bord de l’eau, la tête entre les mains.

3

La cahute sous la falaise

Une fois que j’eus rejoint Dorcas, il me fut impossible de la faire parler. Ce n’était pas simplement qu’elle fût en colère après moi, même si c’est ce que je m’imaginai sur le moment. Le silence s’était emparé d’elle comme une maladie ; ce n’étaient ni sa langue ni ses lèvres qui se trouvaient paralysées, mais sa volonté d’en faire usage, et peut-être même son désir, tout comme certaines affections détruisent en nous toute envie de plaisir, voire même la compréhension de celui que peuvent prendre les autres. Si je ne l’obligeais pas à tourner son visage vers moi, elle restait les yeux dans le vide, la tête basse, sans avoir même conscience, j’en avais l’impression, qu’elle contemplait le sol entre ses pieds ; ou bien elle se cachait le visage dans les mains, prenant la position dans laquelle je l’avais trouvée.

Je voulais absolument lui parler, ayant alors la conviction que je pouvais dire quelque chose – sans trop bien savoir quoi – qui serait susceptible de la rendre à elle-même. Mais ce n’était pas sur cette jetée, sous les regards curieux des débardeurs, que je pouvais me lancer dans un discours, et je me mis à la recherche d’un endroit tranquille. J’eus quelque difficulté à en trouver un ; finalement, alors que nous grimpions une petite rue sur la rive est, à proximité des quais, j’aperçus l’enseigne d’une auberge. Quelques clients étaient en train de manger dans la salle commune, qui n’était pas très grande, mais je pus louer, pour une poignée d’as, une chambre qui se trouvait à l’étage au-dessus ; à part un lit, elle ne contenait aucun mobilier – la place aurait d’ailleurs manqué –, et le plafond était bas. Bien naturellement étant donné les circonstances, l’hôtesse s’imagina que nous louions cette chambre pour un rendez-vous galant ; mais à cause de l’expression de désespoir de Dorcas, elle pensa aussi que je la tenais d’une manière ou d’une autre en mon pouvoir, l’ayant peut-être achetée à un entremetteur, et elle lui lança un regard de sympathie affligée – que, j’en suis persuadé, Dorcas ne remarqua même pas – avant de m’en jeter un autre de reproche muet.