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Je ne compris pas ce qu’il voulait dire. « Oui, j’ai parlé avec eux, comme le Dr Talos m’avait invité à le faire après avoir ouvert pour moi la porte des fortifications.

— Ils ne m’ont rien dit. Ils ne m’ont rien montré.

— Avoir vu leur vaisseau, objectai-je, et avoir parlé avec eux… cela représente déjà quelque chose.

— Ils me tirent en avant, toujours en avant, comme on tire un bœuf à l’abattoir. »

Il s’avança jusqu’aux créneaux et se mit à scruter la vaste étendue du lac, que les eaux, barattées par les rafales de pluie, avaient transformé en mer de lait. Les merlons dépassaient ma tête de plusieurs paumes, ce qui n’empêcha pas le géant de s’y appuyer comme sur une simple rambarde ; dans son poing fermé, j’aperçus l’éclat azuréen de la Griffe. Le Dr Talos me tira par ma cape, murmurant qu’il vaudrait mieux aller s’abriter de la tempête, mais je ne voulais pas partir.

« Tout a commencé bien longtemps avant votre naissance. Ils m’ont tout d’abord aidé, même si ce n’était qu’en me suggérant certaines idées, en me posant des questions. Puis il n’y eut que de vagues indices. Enfin, ils se contentèrent de laisser entendre que telle ou telle chose était possible. Et cette nuit, il n’y eut même pas cela. »

Je voulais lui demander de ne plus prendre les insulaires comme sujets d’expérience, mais ne sachant pas comment m’y prendre, je choisis le biais de lui parler de ses balles d’énergie que j’avais vues fonctionner, et qui étaient certainement une réussite exceptionnelle.

« Sodium, tout simplement. » Il tourna son visage vers moi, gardant cependant la tête toujours levée vers le ciel noir. « Vous n’êtes qu’un ignorant. Le sodium est une substance élémentaire, qui se trouve à profusion dans la mer. Croyez-vous que j’aurais donné ces pétards à des pêcheurs, s’il ne s’était pas agi que d’un vulgaire jouet ? Non. Maintenant, c’est moi qui suis ma plus grande œuvre – ma seule grande œuvre, en vérité ! »

Dans un murmure, le Dr Talos me glissa : « Regardez donc autour de vous ! Ne reconnaissez-vous rien ? C’est exactement comme il le dit.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je sur le même ton étouffé.

— Le château ? Le monstre ? L’homme de savoir ? Je viens seulement d’y penser. Vous savez sans doute que, de même que les événements fondamentaux du passé jettent leur ombre pendant de longs siècles, de même maintenant, alors que le soleil s’enfonce dans les ténèbres, nos propres ombres se précipitent dans le passé pour perturber les rêves de l’humanité.

— Vous êtes complètement fou, dis-je. Ou bien vous plaisantez.

— Fou ? gronda Baldanders. C’est vous qui êtes fou. Vous avec tous vos fantasmes théurgiques. Comme ils doivent se moquer de nous ! Ils nous prennent tous pour des barbares… Moi, qui ai peiné et œuvré pendant trois vies déjà ! »

Il tendit le bras et ouvrit la main. La Griffe brillait pour lui de tout son éclat. Je cherchai à m’en saisir, mais d’un brusque mouvement, il la jeta. Comme elle étincela dans l’obscurité traversée de pluie ! On aurait dit que Skuld le Flamboyant lui-même venait de tomber du ciel nocturne.

J’entendis alors le cri des gens du lac qui attendaient à l’extérieur du rempart. Je n’avais donné aucun signal ; et cependant le signal avait été donné, par la seule action, mis à part, peut-être, une attaque physique contre ma personne, qui aurait pu me pousser à le donner. Le cri de guerre des lacustres n’était pas encore éteint que Terminus Est avait quitté son fourreau. Je levai la lame pour frapper, mais, avant que j’aie pu m’approcher suffisamment du géant, le Dr Talos sauta entre nous. Je crus que l’arme qu’il soulevait pour parer mon coup n’était que sa vieille canne, et si mon cœur n’avait pas été déchiré par la perte de la Griffe, je crois que j’aurais ri en la tranchant. Terminus Est sonna sur de l’acier, et même si la lame du docteur fut violemment repoussée en arrière, il réussit à dévier le coup. Baldanders se précipita avant que j’eusse pu préparer un deuxième coup, et, en passant, me jeta contre le parapet.

Je ne pus éviter complètement le coup suivant porté par Talos, mais il fut trompé, je crois, par ma cape de fuligine ; sa pointe érafla mes côtes et alla buter contre la pierre. Je le frappai durement du pommeau, et il alla rouler par terre.

Baldanders avait disparu. Au bout de quelques instants je compris que s’il avait ainsi foncé tête baissée, ce devait être pour atteindre la porte située derrière moi ; quant à la bourrade qu’il m’avait portée, ce n’était qu’une idée qui lui était en quelque sorte venue après coup, comme quelqu’un qui, pensant à bien d’autres choses, n’oublie tout de même pas de moucher sa chandelle avant de sortir d’une pièce.

Le docteur était étendu sur le dallage de pierre qui servait de toit à la tour – des pierres qui paraissaient sans doute grises à la lumière du soleil, mais qui étaient maintenant noires, noyées sous la pluie. Sa chevelure et sa barbe d’un roux flamboyant restaient cependant encore visibles, et je remarquai qu’il gisait à plat ventre, la tête tournée d’un côté. Je n’avais pas eu l’impression de le frapper aussi violemment, mais il se peut que je sois plus fort que je ne le crois, comme on me l’a parfois fait remarquer. Cependant, en dépit de ses allures décidées et martiales, quelque chose me disait que Talos était beaucoup plus faible que ce que l’on pouvait s’imaginer – Baldanders, son créateur, excepté, bien entendu. J’aurais pu facilement le tuer à ce moment-là : un léger balancement de Terminus Est, et l’un de ses angles carrés s’enfonçait dans son crâne.

Mais au lieu de cela je ramassai son arme, cette ligne au reflet argenté qui lui était tombée des mains. Il s’agissait d’une lame à un seul tranchant, pas plus large que mon index, extrêmement affilée, comme il convenait à une épée de chirurgien. Je me rendis soudain compte que sa poignée n’était rien d’autre que l’extrémité de sa canne, que je lui avais vu si souvent porter. Il s’agissait donc d’une canne-épée, semblable à celle que Vodalus avait utilisée autrefois dans la nécropole, et, malgré la pluie, je souris à l’idée qu’elle l’avait accompagné sur tant de lieues sans que j’en connaisse le secret, alors que je portais Terminus Est en travers des épaules. La pointe s’était brisée contre la pierre du parapet, quand il avait essayé de m’en transpercer ; je jetai la lame brisée par-dessus le parapet, comme Baldanders avait jeté la Griffe, et descendis dans la tour pour le tuer.

Lorsque j’avais emprunté l’unique escalier, j’avais été beaucoup trop absorbé par ma conversation avec Famulimus pour prêter attention aux pièces que nous traversions. Je me souvenais de la dernière comme d’un endroit où tout avait l’air d’être enveloppé d’un tissu écarlate. J’y voyais maintenant des globes rouges, des lampes qui brûlaient sans flammes comme ces fleurs d’argent qui poussaient du plafond, dans la vaste salle où j’avais rencontré les trois créatures que je ne pouvais plus appeler des cacogènes. Ces globes étaient posés sur des piédestaux d’ivoire qui paraissaient aussi minces et légers que des squelettes d’oiseaux, et qui s’élevaient d’un sol étrange, véritable mer de tissus tous rouges, de textures et de tons variés. Un dais soutenu par des atlantes couvrait la salle. Il était écarlate et cousu de milliers de plaques d’argent, d’un tel poli qu’elles constituaient des miroirs presque aussi parfaits que les armures des prétoriens de la garde autarcique.

Il me fallut descendre presque toute la volée de marches pour prendre conscience que je me trouvais dans la chambre à coucher du géant, et que le lit, cinq fois plus grand qu’une couche ordinaire, était placé à niveau avec le sol, ses couvertures cerise et rubis répandues en désordre sur le tapis écarlate.