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Ce ne fut rien de plus qu’une déchirure entre les nuages. La pluie, qui ne tombait plus qu’irrégulièrement, n’avait pas complètement cessé. Mais pendant un court instant, la lumière de la lune déclinante (très haute dans le ciel, et très brillante, bien qu’à peine à moitié pleine) inonda la cour du château, comme la lumière de l’un des plus gros projecteurs de l’odéon, à l’étage onirique du Manoir Absolu, aurait éclairé la scène. Les pierres polies et détrempées qui constituaient le dallage de la cour se mirent à briller comme autant de flaques d’eau sombre et calme ; et en elles, je vis se refléter un spectacle tellement fantasmagorique, que je me demande maintenant comment j’ai fait pour ne pas rester paralysé dans sa contemplation jusqu’à ma mort – qui n’aurait d’ailleurs pas tardé.

Car Baldanders s’abattait sur nous ; mais sa chute était très lente.

37

Terminus Est

On trouve dans le petit livre brun des images représentant des anges en train de descendre vers Teur exactement dans la même posture, la tête rejetée en arrière, le corps incliné, si bien que le haut du torse et le visage se trouvent au même niveau. Je peux me figurer ce qu’il y aurait d’horrible et de merveilleux à la fois à voir ainsi descendre l’immense créature que j’avais à peine aperçue dans le livre du Manoir Secret ; et cependant, je ne crois pas qu’elle m’aurait davantage effrayé. Lorsque j’évoque le souvenir de Baldanders, actuellement, c’est ainsi que je le revois d’abord. Son visage avait une expression figée, et il brandissait une sorte de massue terminée par une boule phosphorescente.

Nous nous dispersâmes comme des moineaux, lorsque, au crépuscule, une chouette plonge sur eux. Je sentis dans mon dos le souffle du coup qu’il avait tenté de m’asséner, et je me retournai à temps pour le voir toucher terre, atterrissant sur sa main libre et se rétablissant d’un bond en position verticale comme le font certains acrobates de rue que j’ai vus ; il portait une ceinture que je n’avais pas remarquée auparavant, d’un modèle épais constitué de prismes métalliques reliés entre eux. Je n’ai jamais compris par quel moyen il avait réussi à regagner la tour pour récupérer la ceinture et la massue, alors que je le croyais en train de descendre le long du mur ; peut-être existait-il quelque part une fenêtre plus grande que celles que j’ai vues, ou bien une porte donnant accès à une partie détruite lors de l’incendie allumé par les gens de la côte. Il n’est même pas exclu qu’il ait simplement passé l’un de ses bras par une fenêtre.

Mais, oh ! quel silence pour cette descente ! Et quelle grâce, lui qui était presque aussi volumineux qu’une hutte de paysan misérable, pour se recevoir sur la main et se redresser ! La meilleure façon de décrire le silence est de ne rien dire – mais quelle grâce !

Je m’élançai, ma cape ondoyant derrière moi dans le vent, et l’épée levée pour frapper, comme je l’avais si souvent tenue ; et je sus alors pourquoi – je n’y avais pourtant jamais réfléchi jusque-là – ma destinée m’avait ainsi envoyé vagabonder à travers la moitié d’un continent, affrontant les périls du feu, des profondeurs de Teur, de l’eau et maintenant de l’air, armé de cette épée – si volumineuse et si lourde qu’abattre un homme ordinaire revenait à décapiter un lys avec une hache. Baldanders vit mon mouvement et leva sa massue, dont la tête rayonnait d’une lumière d’un blanc jaunâtre. J’eus l’impression qu’il me faisait une sorte de salut.

Il était entouré par cinq ou six des hommes du lac, armés de harpons et de massues à pointes ; mais ils ne se rapprochaient pas de lui. On aurait dit qu’il était au centre d’un cercle hermétique. En allant sur lui, j’en découvris la raison : je fus brusquement saisi d’une terreur que je ne pouvais ni comprendre ni contrôler. Non pas que j’avais peur de lui, ou de la mort : simplement, j’avais peur. Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, comme sous les doigts d’un fantôme, phénomène dont j’avais entendu parler en le prenant pour de l’exagération, une figure de style devenue mensonge. Mes genoux ne me portaient plus qu’à peine et se mirent à trembler – au point que je trouvai le temps de me réjouir de l’obscurité, qui empêchait que cela se vît. Je m’avançai tout de même.

Je savais parfaitement bien, rien qu’à la taille de la massue et du bras qui la portait, que je ne survivrais jamais à un de ses coups ; je devais à tout prix les éviter ou reculer. Baldanders, de même, ne pouvait recevoir de plein fouet un coup de Terminus Est ; il avait beau être assez grand et fort pour porter une armure aussi épaisse qu’un caparaçon de destrier, il n’en avait aucune ; et une lame aussi lourde, au fil si tranchant, capable de couper un homme en deux à la hauteur de la taille, pouvait lui asséner une blessure mortelle en une seule fois.

Cela, il le savait très bien, et nos premiers échanges ressemblèrent quelque peu à ces duels que les acteurs simulent sur une scène, de grands moulinets qui restent en fait hors de portée. L’étreinte de la peur, pendant ce temps-là, ne s’était toujours pas desserrée, et j’avais l’impression que mon cœur allait éclater si je ne fuyais pas. Quelque chose chantait dans mes oreilles, et, en regardant la tête de la massue – que son nimbe pâle ne rendait que trop visible, en vérité –, je me rendis compte que c’était de là qu’émanait l’étrange musique. L’arme produisait une sorte de bourdonnement aigu, sur une seule note, semblable au son que produit un verre à vin frappé avec un couteau et figé dans un moment cristallin.

Je fus sans doute distrait par cette découverte, même si ce ne fut que pour un bref instant. Au lieu d’un grand coup de taille, la massue s’abattit vers moi comme un maillet enfonce un pieu de tente, de haut en bas. Je bondis de côté juste à temps, et la boule lumineuse et sonore frôla mon visage pour s’écraser contre la pierre à mes pieds. Le dallage explosa sous le coup comme une vulgaire poterie de terre, projetant plusieurs éclats dont l’un vint m’entailler la tempe ; je sentis le sang me couler sur la joue.

Baldanders le vit, et son regard terne s’alluma d’une lueur de triomphe. À partir de ce moment-là, il se mit à frapper une dalle à chaque fois, et à chaque fois la pierre éclatait en morceaux. Je me mis à reculer, pas à pas, et bientôt je me retrouvai dos au mur d’enceinte. Je m’esquivai alors de côté, mais le géant eut l’idée d’utiliser son arme avec plus d’efficacité, en portant de grands coups horizontaux contre le mur. Les éclats de pierre, aussi aigus que des fragments de silex, me manquaient souvent ; mais certains me touchaient, et j’eus bientôt du sang plein les yeux, tandis que ma poitrine et mes bras se couvraient d’écarlate.

Comme je sautais de côté, pour la centième fois peut-être, mon talon heurta quelque chose qui faillit bien me déséquilibrer. C’était la première marche d’un escalier grimpant le long de la muraille. Je l’empruntai aussitôt, reprenant un peu d’avantage grâce à ma position surélevée, mais pas suffisamment pour cesser de battre en retraite. Un étroit chemin de ronde courait le long du haut de l’enceinte. J’y fus repoussé pas à pas. J’en étais au point où j’aurais volontiers fait demi-tour pour m’enfuir, si je ne m’étais pas souvenu de la rapidité avec laquelle le géant s’était déplacé, lorsque je l’avais surpris dans la chambre des nuées ; je savais qu’il serait sur moi en un seul bond, tout comme lorsque j’étais petit garçon, je rattrapais les rats dans les oubliettes pour leur briser la colonne vertébrale d’un coup de bâton.