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Les circonstances ne jouaient cependant pas toutes en faveur de Baldanders. Un éclair blanc passa entre nous, et le géant se retrouva avec un harpon à pointe d’os fiché dans son énorme bras. On aurait dit un piquant d’athérure fiché dans le cou d’un taureau. Les hommes du lac se trouvaient maintenant assez loin de la massue chantante pour que la terreur qu’elle avait provoquée en eux ne les retienne plus de lancer leurs armes de jet. Baldanders hésita un instant, et fit un pas en arrière pour arracher le harpon. Mais un autre vint lui érafler le visage.

Je sentis alors l’espoir renaître en moi, et bondis en avant ; mais ce faisant, je perdis l’équilibre sur une marche fendue et rendue glissante par la pluie. Je faillis bien basculer par-dessus le parapet, auquel je réussis à me raccrocher, juste à temps pour voir s’abattre vers moi la boule lumineuse de la massue du géant. Je levai instinctivement Terminus Est pour parer le coup.

Il y eut un hurlement suraigu, comme si les spectres de tous les hommes et de toutes les femmes qu’elle avait mis à mort s’étaient retrouvés rassemblés sur le chemin de ronde, puis une explosion assourdissante.

Je restai étourdi quelques instants sur le parapet. Mais Baldanders était dans le même état que moi, et les hommes du lac, maintenant que le charme émanant de la boule phosphorescente était rompu, se rapprochaient de lui des deux côtés du chemin de ronde. L’acier de la lame de Terminus Est, qui avait sa fréquence propre et qui, je l’avais souvent remarqué, tintait avec un son d’une miraculeuse douceur, si on la frappait du doigt, engendrait peut-être une vibration trop forte pour le mécanisme contenu à l’intérieur de la massue, lui conférant son étrange pouvoir. À moins que plus simplement, son tranchant, aussi effilé que le meilleur des scalpels et dur comme l’obsidienne, n’ait réussi à pénétrer dans la boule lumineuse. Quoi qu’il se fut passé, la massue avait disparu, et je n’avais plus en main qu’une poignée d’épée prolongée d’un moignon d’acier d’à peine une coudée de long. L’hydrargyre qu’elle contenait, et qui avait si longtemps travaillé dans le noir, en coulait maintenant en larmes d’argent.

Avant que je puisse me relever, les hommes du lac sautèrent par-dessus moi. Un harpon plongea dans la poitrine du géant tandis qu’une massue, lancée à toute volée, l’atteignait au visage. Un moulinet de son bras envoya deux de mes guerriers en bas du mur, avec un hurlement. D’autres lui sautèrent cependant immédiatement dessus, mais il s’en débarrassa d’une secousse. Je me remis sur pieds en chancelant, ne comprenant encore qu’à moitié ce qui s’était produit.

Un bref instant, Baldanders resta immobile sur le parapet ; puis il sauta. Sans doute la ceinture qu’il portait dut-elle beaucoup l’aider, mais la force de ses jambes n’en était pas moins considérable. Lentement, lourdement, la courbe de son saut s’étira puis se mit à redescendre peu à peu. Trois hommes qui s’étaient trop longtemps accrochés à lui allèrent s’écraser sur les rochers du promontoire.

Finalement il tomba lui-même, comme si, à lui seul, il constituait une espèce de machine volante dont le contrôle était perdu. Blanc comme du lait, le lac explosa, puis se referma sur lui. Quelque chose qui se tordait comme un serpent et, par moments, renvoyait des reflets, s’éleva des eaux et disparut dans le ciel, en atteignant la couche nuageuse ; c’était sans doute sa ceinture. Les insulaires restèrent un moment le harpon prêt à voler, mais sa tête ne reparut pas au-dessus des vagues.

38

La Griffe

Cette nuit-là, les hommes du lac pillèrent le château ; je ne participai pas au sac, ni ne dormis à l’intérieur des murs. Je réussis à trouver, au milieu du bosquet de pins où nous avions tenu conseil, un lieu tellement bien abrité par les branches que son tapis d’aiguilles était encore sec. Là, une fois que mes plaies furent lavées et bandées, je m’étendis enfin. J’avais posé à côté de moi la garde de l’épée qui avait été la mienne et celle de maître Palémon avant moi, mais j’avais l’impression de dormir avec une chose morte. Elle ne m’apporta cependant pas de rêves particuliers.

Je m’éveillai, le parfum balsamique des pins dans les narines. Teur avait déjà presque complètement tourné son visage vers le soleil. J’étais terriblement courbatu, et les coupures provoquées par les éclats de pierre me piquaient et me cuisaient ; mais c’était la première journée un peu chaude que je vivais depuis que j’avais quitté Thrax et voyagé dans les hauts pays. Je sortis du bouquet de pins, et allai contempler le lac Diuturna, qui scintillait sous le soleil, et l’herbe tendre poussant entre les rochers.

Je m’assis sur une avancée rocheuse, la muraille du château de Baldanders derrière moi et le lac à mes pieds, bleu et vaste. Pour la dernière fois, je séparai la lame ébréchée et cassée qui avait été Terminus Est de sa ravissante poignée d’onyx et d’argent. Mais c’est la lame qui constitue l’épée, et Terminus Est n’existait plus. J’allais cependant garder avec moi ce moignon pendant tout le reste de mon voyage, après avoir en revanche brûlé le fourreau en peau humaine. Cette poignée portera un jour une nouvelle lame, même si elle sera probablement moins parfaite que la première, et que, de toute façon, elle ne sera plus mienne.

Je baisai ce qui restait de l’acier impeccable de Terminus Est et le jetai dans le lac.

J’entrepris alors de chercher parmi les rochers. Je n’avais qu’une vague idée de la direction dans laquelle Baldanders avait lancé la Griffe, me souvenant seulement que son geste avait visé le lac ; mais j’avais eu beau voir la gemme franchir le mur d’enceinte, je doutais que son bras, si puissant qu’il fût, ait pu envoyer un objet d’une telle légèreté jusqu’à l’eau.

Je ne tardai pas à constater que si elle était tout de même tombée dans le lac, la Griffe était alors bel et bien perdue, car l’eau avait plusieurs brasses de fond partout. Il me paraissait cependant toujours possible qu’elle n’ait pas atteint le lac et se soit logée dans une crevasse, en un endroit où son rayonnement serait invisible.

Et ainsi je cherchai, répugnant à demander l’aide des hommes du lac ou à abandonner mon exploration pour manger, de crainte que quelqu’un d’autre ne la trouve. Vint la nuit, et le cri mélancolique du grèbe huppé devant l’expiration de la lumière ; les hommes du lac me proposèrent de me conduire vers leurs îles. Ils craignaient que ne survienne le peuple de la rive, ou pis, que ceux-ci ne soient en train de s’organiser pour venger la mort de Baldanders (je n’osais pas leur dire que je le soupçonnais de n’être pas mort, mais d’être encore en vie en dessous des eaux de cobalt du lac). Enfin, devant mon insistance, ils me laissèrent seul, toujours en train d’explorer à quatre pattes les rochers aigus du promontoire.

Je me retrouvai finalement dans un tel état d’épuisement qu’au crépuscule je renonçai à fouiller davantage l’endroit et je m’installai sur une roche plate pour attendre le jour. J’avais de temps en temps l’impression de voir un éclat d’azur sortir d’une fissure près de l’endroit où j’étais étendu, ou bien monter des eaux ; mais à chaque fois que je voulais tendre la main pour m’en saisir ou me lever pour aller voir de plus près, je me réveillais en sursaut et comprenais que j’avais rêvé.

J’ai dû me demander une bonne centaine de fois, pendant mon sommeil, si quelqu’un d’autre n’avait pas trouvé la gemme pendant que je dormais dans le bosquet de pins, et je me maudissais d’avoir ainsi succombé à la fatigue. Mais une bonne centaine de fois également, je me dis qu’il valait tout de même mieux qu’elle fût trouvée par n’importe qui que perdue à jamais.