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De même que les viandes abattues en été attirent les mouches noires, de même la cour des princes attire-t-elle les charlatans de la sagesse, les pseudo-philosophistes et les faux acosmistes, qui y restent tant que leur bourse et leur habileté le leur permettent, dans l’espoir (tout d’abord) de recevoir de l’Autarque une charge, et (ensuite) d’obtenir quelque préceptorat juteux dans l’une des grandes familles exultantes. Vers seize ans, environ, Thècle s’était sentie attirée, comme souvent les jeunes filles, je crois, par leurs conférences sur les théogonies, les théodicées et ce genre de thèmes. Je me souviens d’une, en particulier, au cours de laquelle une phébade posa comme vérité ultime le vieux sophisme de l’existence de trois Adonaï, à savoir celui de la ville (ou du peuple), celui des poètes, et celui des philosophes. À la base de son raisonnement, elle rappelait que depuis les débuts de la conscience humaine (si tant est qu’elle en ait eu un), d’innombrables quantités de personnes, dans les trois catégories, avaient tenté de percer le secret de la divinité. Si celle-ci n’existait pas, elles l’auraient découvert depuis longtemps ; et si elle existait, il n’était pas possible que la Vérité elle-même les égare. Les croyances populaires, les intuitions des rhapsodes et les théories des métaphysiciens divergent cependant tellement que rares sont ceux qui peuvent comprendre le discours de gens appartenant à un groupe qui n’est pas le leur ; quelqu’un qui ne connaîtrait rien de leurs idées pourrait très bien croire qu’il n’existe même pas de rapport entre les trois catégories.

Ne se pourrait-il donc pas, demandait-elle alors (et même actuellement, je ne suis pas certain de pouvoir répondre à cette question), qu’au lieu de voyager par trois chemins différents vers la même destination, ces trois groupes aient en réalité trois destinations complètement différentes ? Après tout, ajoutait-elle, quand dans la vie de tous les jours nous arrivons à un carrefour d’où partent trois routes, nous ne leur supposons pas une destination identique.

Je trouvais alors (et trouve encore) cette idée tout aussi rationnelle qu’elle est répugnante ; pour moi, elle est tout à fait représentative de ces réseaux d’arguments tissés tellement serré dans leur monomanie, qu’ils prennent dans leurs filets la plus petite objection et ne laissent pas échapper la moindre lueur. L’esprit humain s’y trouve prisonnier, comme à chaque fois qu’il est impossible de faire appel aux faits.

C’est ainsi qu’en tant que fait, la Griffe était quelque chose d’incommensurable. La plus fabuleuse des sommes, l’accumulation d’archipels et même d’empires n’auraient pas pu davantage approcher sa valeur que la multiplication à l’infini des distances horizontales ne peut nous donner une distance verticale égale. Si, comme je le croyais, il s’agissait d’un objet étranger à l’univers, alors sa lumière, que j’avais si souvent vue luire faiblement et quelquefois avec éclat, était d’une certaine manière la seule lumière que nous avions. Si elle était détruite, nous nous retrouverions en train de tâtonner dans les ténèbres.

J’y avais attaché la plus grande valeur pendant tout ce temps où je l’avais détenue ; mais, assis sur ce rocher surplombant les eaux du lac Diuturna plongées dans la nuit, je me rendis compte quelle folie cela avait été que de la transporter sur moi, au cours de mes batailles effrénées et de mes aventures délirantes, pour finir par la perdre. Juste avant le lever du soleil, je fis le serment de m’ôter la vie si je ne la retrouvais pas avant le retour de la nuit.

Aurais-je ou non tenu ce serment, je ne saurais le dire. Pour autant que je me souvienne – et je me souviens bien –, j’ai toujours aimé la vie. (C’était, je le crois bien, l’amour de la vie qui était à l’origine des talents que je pouvais avoir en pratiquant mon art, car je ne pouvais supporter de voir éteindre la flamme que je chérissais tant autrement qu’à la perfection.) Certes, j’aimais autant ma propre vie, à laquelle se mêlait celle de Thècle, que je pouvais aimer celle des autres. Mais ce n’aurait pas été le premier serment que je brisais.

Ce ne fut pas nécessaire. Vers le milieu de la matinée de l’une des plus agréables journées que j’aie jamais vécues, alors que les rayons du soleil étaient comme une tiède caresse et le clapotis de l’eau une délicate musique, je retrouvai la gemme – ou plutôt ce qu’il en restait.

Elle s’était fracassée contre un rocher. Certains morceaux auraient été assez gros pour orner l’anneau d’un tétrarque, tandis que d’autres n’étaient plus que des éclats minuscules, comme ces points brillants que l’on voit dans le mica. En pleurant, je réunis tous les fragments un par un, et quand je compris qu’ils étaient tout aussi dépourvus de vie que les pierres précieuses ordinaires, comme celles qu’extraient chaque jour les mineurs de Saltus, j’allais jusqu’au lac et je les y jetai.

Je fis ainsi trois voyages jusqu’au bord de l’eau, avec un tas minuscule d’éclats bleuâtres au creux de la main, retournant à chaque fois sur place pour en chercher d’autres ; ce n’est qu’après le troisième que je découvris, tellement enfoncée entre deux pierres que je dus finalement retourner jusqu’au petit bois de pins casser une branche pour pouvoir l’attirer à moi, une chose qui n’était ni une gemme ni de couleur azur, mais qui brillait d’une lumière aussi intense que celle d’une étoile, une lumière d’un blanc pur.

Ce fut tout d’abord avec plus de curiosité que de respect que je la sortis de son trou. Cela ressemblait tellement peu au trésor que je cherchais – ou du moins aux fragments brisés que j’avais jusqu’ici trouvés –, que je ne crus même pas sur le moment qu’il y ait un rapport entre elle et eux. Je ne saurais expliquer comment il est possible qu’un objet en lui-même noir donne de la lumière, mais c’est pourtant ce qui se passait avec celui-ci. Il aurait pu être taillé dans du jais, par sa couleur et son poli ; et cependant cela brillait – une griffe pas plus grande que la dernière phalange de mon petit doigt, recourbée en un crochet cruel, à la pointe aiguë, la part réelle de ce cœur de ténèbres au centre de la gemme, laquelle devait simplement lui servir de contenant, de lipsanothèque ou de ciboire.

Pendant un long moment, je restai agenouillé, tournant le dos au château, contemplant tour à tour cet étrange et lumineux trésor et les vagues du lac, cherchant à en comprendre la signification. La Griffe ! De la voir ainsi, sortie de sa gangue de saphir, je me sentis soumis à un effet que je n’avais jamais ressenti jusqu’au jour où elle m’avait été arrachée dans la maison du hetman. À chaque fois que je posais le regard sur elle, on aurait dit qu’elle gommait toutes pensées. Non point comme le font le vin et certaines drogues, qui rendent l’esprit impropre à la réflexion, mais en remplaçant celles-ci par un état plus élevé, pour lequel je ne connais pas de nom. Je plongeai et replongeai dans cet état, m’y élevant à chaque fois un peu plus haut, jusqu’au moment où je craignis d’être incapable de retourner à ce mode de conscience que je qualifie de normal ; si bien qu’à chaque fois, je m’arrachais plus difficilement à ma contemplation. Mais lorsque j’en émergeais, j’avais la certitude d’avoir été en contact spirituel, d’une manière inexprimable, avec d’immenses et profondes réalités.

Finalement, après toute une série de ces plongées téméraires et de ces retraites craintives, j’en vins à comprendre que je n’obtiendrais jamais un savoir au sens où nous l’entendons à partir du petit objet que je tenais ; mais avec cette pensée (car il s’agissait bien d’une pensée) apparut un troisième état, fait d’une joyeuse obéissance à je ne savais pas quoi, une obéissance non préméditée car il n’y avait plus rien sur quoi méditer, et sans la moindre trace de révolte. Je restai dans cet état toute la journée et une bonne partie du lendemain. À ce moment-là je m’étais déjà enfoncé profondément dans les collines.