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– Vous ne voulez pas nous ramener?

– Vous vous débrouillez, Van Os, fit Paul avec un geste. On est déjà trois, c'est une petite voiture, débrouillez-vous. Estimez-vous heureux.

– Prenez-moi, pria Van Os, j'occupe peu d'espace et je reconnais mes torts.

– Non, dit Paul. Non, n'est-ce pas.

– Prenez-moi juste moi. Il faut bien que je rentre (il désigna Toon) pour revenir le chercher. Ensuite j'arrête (il se leva), j'arrête un moment. Chez mon frère à Bastogne (dont il montra la direction probable), un moment. Ramenez-moi, s'il vous plaît.

On se poussa donc en soupirant, on se mit à rouler serrés. Avant midi, le soleil n'étouffait pas encore les choses, au contraire il soutenait, diffusait leurs couleurs, les vêtements pendaient de tout leur bleu devant les fermes, à des fils; comme une langue tirée d'une fenêtre, un édredon jaune d'oeuf était extrêmement jaune d'oeuf. Quelques chats, extrêmement écrasés quant à eux, tachetaient la départementale de petits tapis de prière rarement siamois, jamais persans. A l'entrée de l'autoroute, Van Os instinctivement se contracta.

On le déposa dans le quatorzième, dès les portes de la ville. Il descendit, en se défroissant sur le trottoir. Il dit merci, merci bien. Resté seul, il s'approcha de la première vitrine, se posta devant pour réfléchir à l'ordre des choses à faire. Prévenir Plankaert. Récupérer l'Alfa. Récupérer Toon. Appeler Bastogne. Quoique non. Ecrire serait peut-être mieux. Il hésitait, se sentit démuni, regarda les choses derrière la vitrine, un mixeur, un mouligratteur, soudain les prix de ces choses lui semblaient très élevés.

Pons n'avait pas très envie de rentrer tout de suite à Chantilly. Il gara l'Austin sous un mûrier, vers Saint-Paul, on déjeuna; puis sous un acacia de Belleville, où Pons voulut prendre un autre café. C'était un des premiers jours tièdes, de cette douceur sincère, sans le moindre arrière-froid, qui encourage les corps vers les terrasses meublées où ces corps se voient mieux, bougent mieux sous l'étoffe moindre. Il n'avait pas très envie de rentrer.

– On pourrait voir quelqu'un, proposa Bob. Bouc, par exemple, on n'est pas loin. Vous voulez venir, Jeff? Vous voulez voir du monde?

– Bien sûr que je veux connaître des gens, dit Pons. Puisque je recommence ma vie. Bien obligé.

D'abord méfiant, Bouc Bel-Air découvrit en l'ex-duc un interlocuteur rare: à coups d'Ulug Beg et de Jagannath Bhatt, citant les mêmes passages de Wallace ou de Charbonneau-Lassay, les deux hommes se reconnurent piétons des mêmes trottoirs peu fréquentés du savoir humain. Oubliant Paul et Bob, bientôt ils ne parlaient qu'entre eux, bientôt ils furent obscurs, bientôt désaccordés à propos de Samarcande et de Bagdad dont les observatoires opposent leurs vues. Erreur cosmique, trépignait Pons sans voir Paul ni Bob qui se levaient, sortaient sans faire de bruit. Dehors c'était encore le plein après-midi, le plein d'odeurs violentes le long du Faubourg. Ils n'avaient rien à faire, pas très envie de rentrer non plus, ils marchèrent. Plutôt sud-ouest, vers le front de Seine.

Dans la direction générale du sud-ouest, c'est-à-dire en se retournant, déviant souvent de cet axe, procédant par escales, revenant sur leurs pas. Tu vas la revoir? Regardant eux aussi les choses neuves luire derrière les vitrines, mais aussi les vieilles projetées en vrac dans les grandes bennes vertes. Peut-on la revoir. Contournant une zone à haut risque où l'on pourrait croiser Elizabeth. Tu crois que c'est possible? Se rappelant un objet qu'on devait toujours acheter, l'oubliant au profit d'une autre. Ils pensaient à Justine, chacun pour soi, lisant machinalement les numéros de voitures et les noms sur les portes, les noms sur les plaques, les noms sur les boîtes, trente ans plus tard ils se souviendraient d'elle. Leur distraction, cette errante oisiveté, bien qu'ils n'eussent d'autre souci présent qu'éviter les déjections de chiens, ne leur semblaient pas plus un luxe que ça. Ils n'étaient même pas à mi-chemin de leur parcours vers le front de Seine que l'après-midi s'achevait, les gens rentraient retrouver leurs noms, le soleil se couchait lorsque Paul et Bob passèrent le fleuve (reflets) par le Pont-Neuf.

Ils firent halte dans un bar proche du square de la Charité, un long bar sombre avec une petite scène au fond, un vrai bar en bois bordé de hauts tabourets de bois. Une chanteuse prenait son service sur scène, réglant le micro, se faisant la voix sur un air en mineur, s'arrêtant au refrain, négociant des accords avec un pianiste en veste à carreaux. Le pianiste avait l'air inquiet, comme contraint de superposer ses empreintes sur l'étendue du clavier. Tout début de soirée, petite affluence. Ils s'étaient mis au bar.

La musique permet de parler moins, de regarder son verre, l'abat-jour parchemin, la collection multicolore d'alcools plutôt que son voisin. Donc ils s'exprimaient peu, sauf qu'il fait bon, qu'il n'y a pas beaucoup de monde, que j'en avais assez de marcher. La chanteuse tint quelques aigus – elle connaissait plusieurs façons d'accéder à l'aigu, d'amener l'aigu que le pianiste éclaboussait de gerbes d'arpèges. Paul se mit à boire un peu vite, à remuer sur son tabouret, à en descendre.

– Je téléphone, dit-il, je vais téléphoner.

– Bon, dit Bob.

– Un petit coup de téléphone, ensuite je reviens. Un petit coup de fil.

– Oui, bon, dit Bob, va téléphoner.

Il se retourna vers le bar, l'abat-jour, l'allée et venue du barman en blanc. Le pianiste asséchait maintenant son jeu par accords brefs, petites foulées métriques – dans les maisons dans les jardins, modulait sa partenaire, on n'entend rien. Paul se rétablit sur son tabouret.

– C'est occupé. Ça sonne occupé.

– Tu rappelleras.

– Oui, dit Paul, je rappellerai.

Mais un peu plus tard c'est à lui d'être seul, de se regarder seul dans le miroir qui double l'abat-jour. Bob à son tour est descendu téléphoner, il semble que pour lui ce ne soit pas occupé. On dirait qu'il ne revient pas. Paul montre son verre au barman, le piano ralentit, s'apaise – au cœur de la nuit tropicale, insiste la chanteuse, le silence est total.

Mais cela touche à sa fin puisque sept heures plus loin c'est le début du crépuscule malais; la nuit noire est cependant jaune. Les hommes dorment sur leur lit. Un argus est posé près de la mare, sous les ouates du kapokier. Il n'est pas en rut, donc il ne chantera pas. Le caoutchouc pousse en bon ordre, mais Bob ne revient toujours pas.