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– Voilà les Chinois qui s'y mettent, constatait Jouvin. Faites quelque chose, Jean-François.

– Mais qu'est-ce qu'il veut, réitéra Luce.

– La même histoire, fit Pons, les conditions de travail, pas de secret. Les horaires, les salaires, il n'y a que ça de vrai.

Il éloigna ses mains l'une de l'autre. Jouvin fronçait et plissait tout en feuilletant la comptabilité, clavecinant sa calculatrice pour soutenir le récitatif du jeune Aw. Il jeta son coude en arrière, fort de sa démonstration:

– La question du salaire, vous verrez qu'on ne peut pas. Supposons deux pour cent, moi je veux bien, je ne tiens pas compte des charges et ça nous fait. Ça nous fait ça nous fait, renifla-t-il en extirpant une molle particule blanche du coin de son œil, bien sûr qu'on ne peut pas. On perd.

– Tenez bon, approuva Pons, restez ferme. Ne cédez rien. Vous comprenez (il désigna son doigt avec son autre doigt), on leur donne ça et alors eux, tout de suite (il montra tout son avant-bras).

Le désordre enflait dans la salle. Luce dit que quelqu'un fasse quelque chose, fasse quelque chose.

– C'est un peu tard, fit le duc, ils sont énervés maintenant. Enfin, on va bien voir. Berhenti, lança-t-il, berhenti.

Cela signifierait quelque chose comme stop – et, Pons détenant quelque ascendant sur les Malais, l'aîné des Aw eut un geste en direction de son jeune frère qui freina brutalement, rangeant son discours sur un bas-côté de sa conscience. Allons, poursuivit Pons avunculo-vernaculairement, allons allons. Les ruraux se retournèrent avec docilité; curieusement les Chinois, en principe mieux disciplinés, prolongèrent un instant la rumeur.

Le duc fit diversion par l'annonce d'innovations techniques mineures: on généraliserait désormais l'emploi de bouillies anticryptogamiques, et l'on doublerait dès demain la première équipe de seringueros. Au lieu des vieux fûts de tôle d'acier, on recourrait maintenant à un camion-citerne faisant la navette avec la côte, d'où le caoutchouc filerait au Havre – port français, rappela Pons – sur un navire aux destinées duquel présidait le capitaine Illinois – que vous connaissez, rappela Pons, que vous estimez. Il rappela aussi l'annonce de son prochain départ, une semaine ou deux, dont la date n'était pas encore bien fixée. Les paysans prirent acte de ces informations; peu après la séance était levée.

Peu après le duc s'immergeait dans la lumière blanche et l'air serré comme une boisson chaude. Au sortir de la villa Jouvin, cadre des conférences mensuelles, trois cents mètres le séparaient de son bungalow de fonction. Deux pièces: au coin de la plus grande, une forte lunette d'observation dressait son objectif vers une trappe ménagée dans le plafond, et que Pons ouvrait pendant les nuits pures. Ayant quadrillé le ciel jusque tard dans la précédente, il s'était couché sans refermer cette trappe d'où les photons se déversaient à présent, diffractés sur les pollens en suspension, plaquant toute la poussière au sol.

Il s'assit devant sa table coincée dans un autre angle, tenta d'y avancer dans la lettre qu'il avait commencée – première lettre après un long silence, très délicate à composer. Tracées la veille au soir sur un carré de papier, quatre lignes attendaient leur suite, Pons préféra froisser, prit un autre papier, écrivit ma chère Nicole (barra), chère Nicole (barra), Nicole, froissa derechef puis regarda la table elle-même. Déplaça quelques objets qui s'y trouvaient. N'aboutit qu'à sophistiquer le désordre.

Il y avait là des livres extrêmement relus, ou partiellement relus – ce que signalait alors un filet beige plus soutenu le long de la tranche -, autant de brochures plus ou moins licencieuses, plus ou moins dégrafées, des boîtes de bière Tiger, des crayons, des boîtes de bière Tiger évidées contenant d'autres crayons, des lunettes de soleil rayées, trois mouchoirs en coton chargés d'humeurs diverses, et puis les papiers périmes, les tickets obsolètes et les briquets sans gaz et les montres sans pile, les timbres et les peignes sans dents sous la photo du neveu qui ne tient plus en place dans son cadre; c'était aussi deux dés malpropres, épuisés par la passe anglaise, un tube d'aluminium contenant huit grains d'opium, des clefs rouillant ensemble sous une alliance d'inox, de la monnaie, de la ficelle, des capsules de bière Tiger, une boîte en fer contenant deux boîtes de fer contenant une poire en caoutchouc prolongée d'un tuyau putride ainsi que d'autres choses n'ayant pas de nom, des choses qu'on ne peut pas désigner par des noms, si ce n'est un fuseau de catgut. Pons ne regardait pas tout cela sans un petit plaisir, avec un petit découragement qui ne tuait pas le plaisir. Donc il bâilla tranquillement mais ne put achever ce mouvement puisqu'on l'appelait (duc, duc Pons) de l'autre côté de la trappe, au-dessus de lui; il leva les yeux.

– Qu'est-ce qu'on fait, comment on fait? demandait le jeune Aw.

Ces deux questions sont également distinctes en malais. Promptement, Pons examina l'espace alentour; vierge de témoin, il permettait un bref colloque.

– Tenez bon, dit-il, restez fermes, Ne cédez pas. Tu comprends, ajouta-t-il en levant un doigt, si tu leur laisses faire ça.

– Oui, dit le cadet.

– File, maintenant. On ne doit pas te voir ici.

Une fois le syndicaliste évaporé sous le soleil, le duc put reprendre et mener à terme son bâillement. Puis il se dirigea vers la lunette, rabattant au passage une courtepointe sur les draps incertains. Coincé contre l'oculaire, son œil ne perçut qu'une blancheur un peu brune, un peu douloureuse, furtivement traversée de taches floues. Intrigué, Pons fit le point: ce n'était jamais que les mêmes oiseaux migrants ordonnés en pointe de flèche, poursuivant leur survol rectiligne par le cap est-sud-est, prochaine escale Java.

7

Le duc n'était pas seul à cultiver les objets célestes. On trouve dans le quartier, dit Bob à Paul, nombre de spécialistes qui ne se bornent pas à les scruter, à chiffrer leur position, mais qui calculent aussi leur influence sur le destin commun. On les consulte dans l'indécision, dans le malheur.

Or Paul était dans le désarroi. C'était un homme tout seul depuis qu'Elizabeth était partie, un homme qui ne pouvait plus se tenir le soir chez lui et qui traînait sans espérance dans le compte à rebours des crépuscules, tuait des moments de silence avec des hommes pareils à lui, rendait de tièdes visites à des foyers amis, doux foyers régulièrement repeints et aspirés, pastellisés d'abat-jour et de joues de petites filles, de légumes suaves et de rosbif tranquillisant, d'éclatante vaisselle, d'odeurs fraîches et d'odeurs de velours – alors que le solitaire mange, s'il mange, son riz sans apprêt à même la casserole, son pilchard à même la boîte, debout sur sa moquette parmi les taches et les moutons. Tristesse de Paul, tristesse de l'homme quitté: sa vie est une toundra sans horizon, purgatoriale, qu'il traverse indéfiniment sans lever les yeux par crainte des flaques d'eau.

– Tu ne peux pas rester comme ça, dit Bob.

C'était encore un très mauvais mardi pour Paul, rencogné verre en main dans le studio de la rue Jules-Verne, assis sur l'extrême bord du plus mauvais fauteuil. Le plus mauvais fauteuil vomissait par en dessous des spires d'oxyde et de la paille verte, des lambeaux de jute corrompu. Installe-toi mieux, dit Bob, regarde comme tu es mal. Paul considérait la surface du liquide incolore dans sa main: un glaçon tournait lentement à l'intérieur du verre, comme un moine vieillissant s'amenuise dans son cloître.

Cela se passait souvent ainsi depuis la démission d'Elizabeth. Paul sonnait, Bob ouvrait, Paul entrait, Bob descendait acheter à boire chez Benamou. Plus tard, lorsque Paul n'était pas susceptible de regagner son domicile, il dormait alors sur le canapé de Bob, meuble parallélipipédique long d'un mètre quarante que l'on prolongeait d'une feuille de mousse roulée en vis; et les lendemains matins, Bob filtrait le café dans le coin cuisine aveugle, clos par un accordéon de plastique au-dessus du bar.