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Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congé en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voûté, soudain semblable а une araignée ou а un homme des cavernes. Perets, accablé, le suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :

— Donnez-moi la main, Pertchik.

Elle s’assit sur la dernière marche, posa les mains sur ses épaules et se laissa tomber avec un petit cri. Il l’attrapa sous les aisselles et la posa а terre, et ils demeurèrent un instant tout proches l’un de l’autre, visage contre visage. Elle avait gardé les mains posées sur ses épaules, et il la tenait toujours sous les aisselles.

— On m’a chassé de l’hôtel, dit-il.

— Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez ?

Elle était bonne et tiède, et elle affrontait tranquillement son regard, mais sans aucune assurance particulière. En la regardant, on pouvait se représenter bien des images de bonté, de chaleur, de douceur, et Perets passa avidement en revue toutes ces images les unes après les autres, essaya de se voir tout contre elle, mais comprit tout d’un coup qu’il ne pouvait pas : а sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes sûrs, et qui sentait des pieds.

— Non, merci, dit-il en retirant ses mains … Je m’arrangerai comme ça.

Elle se détourna immédiatement et entreprit de rassembler dans un papier journal les restes de nourriture.

— Et pourquoi « comme ça » ? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous dormirez jusqu’au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez pas passer toutes les nuits dans la bibliothèque..

— Merci. Mais demain je m’en vais. Elle le regarda avec étonnement.

— Vous partez ? Dans la forêt ?

— Non, chez moi.

— Chez vous … (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.) Mais vous vouliez toujours aller dans la forêt, je vous l’ai moi-même entendu dire.

— C’est que, voyez-vous, je voulais … Mais on ne veut pas que j’y aille. Je ne sais même pas pourquoi. Et je n’ai rien а faire а l’Administration. Donc je me suis mis d’accord avec Touzik … Il m’emmène demain. Il est déjа trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage m’installer dans la voiture de Touzik, et lа j’attendrai le matin. Donc ce n’est pas la peine de vous inquiéter …

— Je vais donc vous dire adieu … а moins que vous ne vouliez quand même venir ?

— Merci, je préfère attendre— dans la voiture … J’ai peur de ne pas me réveiller. Touzik n’attendra pas.

Ils sortirent et gagnèrent le garage main dans la main.

— Alors, vous n’avez pas aimé ce que Touzik a raconté ? demanda-t-elle.

— Non. Je n’ai pas du tout aimé. Je n’aime pas qu’on parle de ça. A quoi bon ? J’en ai plutôt honte … honte pour lui, pour vous, pour moi … Pour tout le monde. Ça n’a pas de sens. On dirait qu’il y a un grand ennui …

— C’est la plupart du temps а cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais vous n’avez pas а avoir honte pour moi, j’y suis indifférente. Ça m’est parfaitement égal … Voilа, vous êtes arrivé. Embrassez-moi avant de me quitter.

Perets l’embrassa, avec une vague sensation de regret.

— Merci, dit-elle.

Puis elle fit demi-tour et s’éloigna rapidement. Sans savoir pourquoi, Perets agita la main dans sa direction.

Il pénétra dans le garage éclairé par de petites ampoules bleues, enjamba le gardien qui ronflait sur un siège emprunté а une voiture, trouva le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. Ça sentait le caoutchouc, l’essence, la poussière. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras et jambes écartés. On est bien, ça va, se dit Perets. J’aurais dû venir ici tout de suite. Tout autour étaient garées les voitures muettes, sombres et vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien dormait, tout dormait dans l’Administration. Alevtina se déshabillait dans sa chambre devant sa glace, а côté de son lit préparé, un grand lit а deux places doux et chaud … Non, il ne faut pas penser а ça. Parce que le jour on est gêné par les bavardages, le bruit de la « mercedes », tout ce remue-ménage stupide. Mais maintenant, plus d’éradication, de pénétration, de protection, ni aucune autre sinistre absurdité, uniquement un monde endormi au-dessus de l’а-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes endormis, invisible et inaudible, pas plus réel que la forêt. La forêt est même maintenant plus réelle : la forêt ne dort jamais. Ou peut-être elle dort, et rêve de nous tous. Nous sommes le songe de la forêt. Le rêve atavique. Les fantômes grossiers de sa sexualité refroidie …

Perets s’étendit, recroquevillé, et fourra sous sa tête son manteau roulé en boule. Mickey Mouse se balançait doucement au bout de son fil. A la vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s’écrier : « Oh ! qu’il est mignon », et le chauffeur Touzik leur répondait : « Le dedans vaut le dehors. » Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne savait pas comment l’enlever de lа. Ni même si on pouvait l’enlever. Si on le déplaçait, la voiture risquait peut-être de partir. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait dans la cabine, en train d’appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ; on voit déjа sa bouche ouverte d’où s’échappent des ronflements, puis la voiture tressaute, tourne brutalement, s’écrase contre le mur du garage, et dans la brèche apparaît le ciel bleu …

Perets s’éveilla et s’aperçut que c’était déjа le matin. A la porte grande ouverte du garage, des mécaniciens fumaient, et l’on voyait derrière une surface que le soleil colorait en jaune. Il était sept heures. Perets se mit sur son séant, s’essuya le visage et regarda dans le rétroviseur. Il pensa qu’il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik n’était pas encore arrivé, il fallait l’attendre lа, sur place, car tous les chauffeurs étaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux règles а observer dans les relations avec les chauffeurs : premièrement, ne jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxièmement, ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire semblant de dormir …

Les mécaniciens а l’entrée jetèrent leurs mégots qu’ils écrasèrent soigneusement а la pointe de leurs chaussures et entrèrent dans le garage. Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l’autre n’était pas du tout un mécanicien, mais bien le manager. Quand ils passèrent près de lui, le manager s’arrêta а côté de la cabine et, posant une main sur l’aile du camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l’entendit ordonner : « Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric. »

— Où est-il ? demanda le mécanicien inconnu.

—  … ! répondit tranquillement le manager. Regarde sous le siège.

— Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mécanicien d’une voix irritée. Je vous avais bien prévenu que j’étais serveur …

Il y eut un temps de silence, puis la portière du côté du conducteur s’ouvrit sur le visage maussade et ennuyé du mécanicien-serveur. Il jeta un coup d’oeil sur Perets, inspecta du regard l’intérieur de la cabine, tira un peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siège et se mit а remuer les objets qui s’y trouvaient.

— C’est ça, un cric ? demanda-t-il а mi-voix.

— N-non, fit Perets. Je crois que c’est plutôt une clef а molette.

Le mécanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l’examina en pinçant les lèvres, la posa sur le marchepied et recommença а fourrager sous le siège.