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— Quand viendra l’ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lа-bas, mais avec quelque chose de sérieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ça une surface bétonnée, sèche et lisse.

— C’est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule avant, tu feras une surface bétonnée avec ton propre père. Pour la clarté.

Le mugissement profond d’une sirène se fit entendre. Les carreaux des fenêtres tremblèrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte, des lumières se mirent а clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir surgit une inscription en lettres énormes : « Debout, dehors ! » Domarochinier se leva а la hвte, manoeuvra l’aiguille de sa montre et partit en courant sans prononcer une parole.

— Bon, j’y vais, dit Perets. C’est l’heure de travailler.

Touzik acquiesça :

— C’est l’heure. L’heure juste.

Il ôta sa veste fourrée, la roula soigneusement, rapprocha les chaises et s’allongea, la tête posée sur la veste.

— Donc, demain sept heures ? dit Perets.

— Quoi ? répondit Touzik d’une voix ensommeillée.

— Je viendrai demain а sept heures.

— Où ça ? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez un divan …

— Au garage, dit Perets. A votre voiture.

— Ah !.. Venez, venez, on verra lа-bas. C’est pas facile comme affaire.

Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit а ronfler. Il avait les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait deux inscriptions : « Ce qui nous perd » et « Toujours de l’avant ». Perets gagna la sortie.

Il franchit sur une planchette une énorme flaque qui s’étalait dans l’arrière-cour, contourna un tumulus de boîtes de conserves vides, se glissa а travers une fente de la palissade de planches et pénétra dans l’immeuble de l’Administration par l’entrée de service. Les couloirs étaient sombres et froids, sentaient la poussière, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n’y avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait а travers les portes revêtues de moleskine. Perets gagna le premier étage par un étroit escalier dépourvu de rampe et arriva а une porte surmontée d’une inscription où clignotaient les mots : « Lave-toi les mains avant le travail. » Sur la porte se détachait un grand « M » noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu ébranlé en découvrant qu’il était arrivé dans son bureau. C’est-а-dire, évidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique, mais Perets y avait une table. La table était maintenant а côté de la porte, près du mur décoré de carreaux de faпence, comme toujours а moitié recouverte par la « mercedes » sous sa housse, tandis que près de la fenêtre aux vitres fraîchement lavées se trouvait la table de Kim, lequel Kim était déjа au travail : assis, un peu voûté, il considérait une règle а calcul.

— Je voulais me laver les mains …, dit Perets, déconcerté.

— Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tête. Tu as un lavabo lа. Ça va être très bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.

Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava а l’eau chaude et а l’eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une pвte а dégraisser spéciale, les frotta avec de la filasse et avec des brosses de diverses duretés. Puis il mit en marche le séchoir électrique et tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du courant d’air chaud.

— A quatre heures du matin, on a fait savoir а tout le monde que nous serions transférés au premier étage, dit Kim. Où étais-tu ? Chez Alevtina ?

— Non, j’étais au bord de l’а-pic, dit Perets en prenant place а sa table.

La porte s’ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local, agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets ôta la housse de la « mercedes », resta un instant assis, immobile, puis alla а la fenêtre et l’ouvrit.

On ne voyait pas la forêt, mais elle était présente. Elle était toujours présente, même si on ne pouvait la voir que du bord de l’а-pic. Partout ailleurs dans l’Administration, il y avait toujours quelque chose qui la cachait. Elle était cachée par les bвtiments crème des ateliers de mécanique et par les trois étages du garage réservé aux véhicules personnels des employés. Elle était cachée par les étables de l’exploitation auxiliaire et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sécheuse était perpétuellement cassée. Elle était cachée par le parc avec ses corbeilles de fleurs et ses pavillons, son manège et ses baigneuses de plвtre couvertes d’inscriptions au crayon. Elle était cachée par les cottages et leurs vérandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de télévision. Et de lа, de la fenêtre du premier étage, on ne voyait pas la forêt а cause du haut mur de briques non achevé mais déjа très haut que l’on était en train d’édifier autour du bвtiment bas du groupe de la Pénétration du génie. La forêt n’était visible que du bord de l’а-pic. Mais l’homme qui n’avait de sa vie vu la forêt, qui n’en avait jamais entendu parler, qui n’avait jamais pensé а elle, qui ne la craignait pas et n’en rêvait pas, même cet homme pouvait facilement en deviner l’existence, du seul fait que l’Administration existait. Il y a longtemps que je pensais а la forêt, que j’en parlais, que j’en rêvais, mais je ne soupçonnais même pas qu’elle pût exister en réalité. Et ce n’est pas en allant pour la première fois au bord de l’а-pic que j’ai acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte а l’entrée l’inscription : « Administration des affaires de la forêt ». J’étais devant cette pancarte, ma valise а la main, couvert de poussière, desséché par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux trembler, car je savais maintenant que la forêt existait, et que tout ce que je pensais auparavant n’était que le jeu d’une imagination débile, un pвle mensonge souffreteux. La forêt est, et cette immense bвtisse maussade a la charge de sa destinée …

— Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forêt ? Je m’en vais demain.

— Tu veux réellement y aller ? demanda Kim distraitement.

Les marais verts et brûlants, les arbres craintifs et nerveux, les ondines а la surface de l’eau, qui se reposent sous la lune de leur activité mystérieuse des profondeurs, les aborigènes énigmatiques et circonspects, les villages désertés …

— Je ne sais pas, dit Perets.

— Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n’ont jamais pensé а la forêt. Qui s’en sont toujours moqués éperdument. Mais elle est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forêt est dangereuse parce qu’elle te trahira.

— Sans doute. Mais si je suis venu ici, c’est uniquement pour la voir.

— Qu’as-tu besoin de vérités amères ? Qu’en feras-tu ? Et que feras-tu dans la forêt ? Pleurer sur un rêve qui s’est transformé en destin ? Prier pour que tout soit autrement ? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce qui est en ce qui devrait être ?

— Et pourquoi suis-je venu ici ?

— Pour être sûr. Tu ne comprends pas а quel point c’est important : être sûr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la forêt des mètres cubes de bois. Ou pour trouver la bactérie de la vie. Ou pour écrire une thèse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller dans la forêt, mais а toutes fins utiles : ça servira un jour ou l’autre et tout le monde n’en a pas. L’idée suprême, c’est de faire de la forêt un parc luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour ensuite tondre ce parc. Année après année. Ne pas le laisser redevenir forêt.