Ce que je ne voulais plus, c’était rentrer. Rentrer seul.
Samantha s’est vite montrée ingénieuse. Je lui ai donné trente ans et elle s’est bien gardée de me rendre quoi que ce soit. Elle m’a expliqué qu’elle n’avait personne (dans sa vie), qu’une de ses camarades de bureau s’ennuyait et qu’en outre elle habitait tout à côté — pas elle, sa camarade. À un moment Saïd a voulu la virer (Samantha), et la femme et lui se sont injuriés en arabe. Ce que j’ai compris au passage n’était pas flatteur pour eux deux, mais encore une fois je m’en foutais. Je n’avais plus personne dans la vie moi non plus. J’avais le plus grand mal à me retenir au bar et je n’avais personne. Gino et Louis Maretti m’étaient sortis de la tête, de même que les fourrures dans leur entrepôt réfrigéré, de même que Léon, Franck et l’Usine. Je voyais devant moi une grande bordée de quarante-huit heures, et pourquoi pas ?
Puisque j’étais seul.
Si j’avais été plus veinard, il ne me serait plus resté que quatre ou cinq heures à vivre, mais je n’ai jamais été vraiment veinard, ni vraiment malchanceux, rien qu’un médiocre de la scoumoune, un demi-sel de la fortune. Survivre, c’est moins facile qu’on le croit d’ordinaire.
La camarade de Samantha habitait un deux pièces très propre dans les HLM de la ville. C’était une femme un peu plus grande et corpulente que Samantha, guère plus âgée et beaucoup moins vêtue du fait qu’elle n’avait pas à sortir — et qu’officiellement elle n’attendait pas de visites. Elle m’a dit qu’elle avait entendu parler de moi par Saïd, sans préciser toutefois si c’était en bien ou en mal. J’étais trop chargé pour mener un contre-interrogatoire qui n’aurait abouti à rien, off duty. On était vendredi soir. Vendredi soir, on va en boîte, on fait la nouba ou on s’envoie en l’air. Il m’était arrivé de croiser Patricia dans la rue et elle avait attiré mon regard. Je ne savais pas qu’elle travaillait dans un bureau d’aide sociale depuis qu’elle était seule, ni qu’on lui avait retiré la garde de ses enfants. Je ne savais pas que dans le meuble (hideux) de la télévision, il y avait un bar si complet que j’aurais dû me méfier et lui demander sa licence quatre tout de suite, mais pour quoi faire ? puisque même en service ça n’était pas mon rôle. Patricia a ouvert la fenêtre — l’orage s’était remis à fourgonner au loin, vers Nogent peut-être bien, et un peu de vent s’était levé —, elle a servi des tequilas à tout le monde et nous avons papoté un petit moment de choses et d’autres. Comme on le fait d’ordinaire lorsqu’on sait que tout est entendu d’avance, tout bien réglé d’emblée. Je sais reconnaître une embuscade lorsque je tombe dedans. C’était une embuscade. Il n’y avait pas de malignité de la part de quiconque. Samantha s’est levée mettre un slow sur la chaîne et tout en dansant, elle a commencé à tripoter ma boucle de ceinturon en me demandant si c’était du toc ou non. C’était du toc, mais je ne le savais pas. Elle a glissé une cuisse entre les miennes et sa main s’est promenée plus bas. Elle a encore demandé si c’était du toc. J’ai répondu qu’il n’y avait pas trente-six façons de le savoir et elle est tout de suite tombée d’accord.
D’autres actes simples.
Nous avons encore un peu dansé, puis Patricia a éteint le plafonnier et elle est venue danser avec nous. Elle était grande et chaude et avait une façon de se déplacer très directe, avec seulement le bassin et le haut des jambes, sans nuances inutiles, et je me suis demandé si Samantha ne servait pas seulement de rabatteur, dans l’équipe. C’était une question trop compliquée pour moi. Je n’avais plus très envie de me tracasser avec des choses sans importance. J’ai commencé par Patricia au milieu de la pièce et elle a grogné comme l’orage, elle au moins ne se trouvait pas au diable et elle ne refusait rien. Grande, forte et directe. Je suis allé ensuite discuter avec Samantha qui boudait sur le divan — elle ne boudait pas vraiment, en réalité, elle n’était pas contente du tour que prenaient les événements. Elle n’avait pas envie de faire tapisserie, comme d’habitude. J’étais rentré par hasard dans une autre histoire qui n’était pas la mienne, mais pas moins digne d’intérêt finalement. J’ai cajolé Samantha pendant que l’autre prenait une douche et nous avons rapidement trouvé un terrain d’entente. Rien de malhonnête. Elle était plus étroite et pressée que sa camarade, moins brutale, plus capable d’épanchements. Plus accessible à la tendresse.
Patricia est revenue, elle s’est assise sur le divan à côté et pendant que je m’occupais, elle m’a allumé une cigarette et me l’a mise à la bouche. Je n’étais pas vraiment pressé — je ne suis jamais vraiment pressé. C’était une nuit tranquille. Pas de lézard, mon pote. Au moins, je ne m’ennuyais pas. À l’entracte, Samantha m’a dit :
— Saïd a raison, tu es un vrai salaud.
Dans sa bouche, à ce moment-là, c’était un compliment. Je n’ai pas beaucoup de mérite, parce que j’ai commencé jeune. À m’en souvenir maintenant, elles n’étaient pas mal, l’une comme l’autre. Nous aurions pu sympathiser plus si j’en avais eu le temps. Elles formaient une espèce de petit ménage sans vilenie et il n’était pas difficile de deviner qui était l’homme des deux sous l’empilement. D’une manière générale, on ment tout de même beaucoup plus mal dévêtu, c’est sans doute pourquoi les hommes passent tant de temps à s’habiller, tous sexes confondus. Comme je n’avais plus grand-chose à perdre, je n’avais pas besoin de beaucoup mentir. Elles étaient toutes deux aimables, sans doute capables d’humanité et d’attachement, mais il était trop tard. Avec elles, je ne me suis pas comporté comme un gentleman, pas comme un voyou non plus. D’ailleurs, elles n’auraient voulu ni de l’un ni de l’autre. Vers une heure, nous prenions le café quand le téléphone a sonné. Saïd m’avait vu partir avec Samantha et peut-être lui avait-elle dit où nous allions, ou alors c’était un secret de polichinelle. Toujours est-il que Patricia a répondu et qu’elle m’a tendu presque tout de suite le combiné dans la pénombre.
— C’est pour toi. Saïd. Il faut que tu rappelles l’Usine.
J’ai pris la communication. Saïd m’a répété qu’il fallait que j’appelle l’Usine. C’était urgent. J’ai regardé mon Oméga. Qui a marché sur la lune. Une heure dix. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir d’urgent pour moi à l’Usine à une heure dix ? J’ai appelé tout de même. Cynthia allait être mise en garde à vue pour coups et blessures volontaires — plus de dix jours d’interruption de travail. Le permanent m’a déclaré :
— Essayez de rappliquer. Votre cousin a démoli le type. Il ou elle vous réclame à cor et à cri. Il ou elle voudrait vous parler d’un certain Gino.
Patricia a rallumé et pendant que je me douchais, elle a rameuté mes affaires. J’étais chargé, mais lucide. Je pressentais une embrouille, pas du tout celle qui m’attendait. Samantha dormait en chien de fusil sur le divan à peu près comme je l’avais laissée. Une gentille gosse fatiguée. Gino. Patricia s’est arrangé les cheveux tout en fumant et en me regardant me rhabiller. Elle a passé l’index sur ma boucle de ceinturon, sans juger bon d’enfiler un vêtement pour me raccompagner. Sur le seuil, elle m’a dit :