— Ça serait bien que tu reviennes, si un jour tu as le temps.
Le temps, c’est ce qui manque le moins. Elle a refermé dans mon dos avant même que j’aie gagné l’ascenseur. Je me rappelle seulement son genou droit dans l’embrasure et un peu du bassin. Je ne l’ai jamais revue, et Samantha non plus ; je veux dire : dans cet état.
Cynthia était dans une cage. Le type qu’elle avait amoché était parti pour l’hôpital. Sa mâchoire inférieure ne tenait plus à grand-chose. Le chef de la nuit m’a reçu dans son bureau qui allait devenir le mien. Il s’est appuyé au mur et m’a relaté rapidement :
— Votre type, le trave, raconte qu’il est en affaire avec vous. Le grand blessé serait le frère d’un certain Ali-Baba Mike. Votre cousin l’a attiré dans un coin sombre pour le faire cracher. Il semblerait que les types vont casser cette nuit et que vous seriez au courant. Le trave, c’est vraiment un cousin à vous ?
— Correct.
— La victime en a pour un moment. Coups et blessures volontaires. Plus de huit jours d’ITT. Si ça se trouve, il va être admis à l’hôpital. Je ne peux pas m’asseoir dessus.
— Personne ne vous demande de vous asseoir dessus. Qui est le magistrat de permanence à la Douzième Section ?
— Aucune idée. Vous voulez voir votre cousin ?
C’était la moindre des choses. Je suis allé dans la cage et j’ai donné une cigarette allumée à Cynthia. Elle m’a remercié de la tête et je me suis assis sur le bat-flanc en ramenant les genoux sous le menton. Nous avons fumé quelques secondes en silence, puis Cynthia m’a dit :
— Ils tapent cette nuit, vers quatre heures et demie. La première voiture, c’est une BMW. Gino Maretti avec Zorba. Ils sont armés tous les deux. La deuxième voiture, c’est une Renault 21. Louis Maretti et Ali-Baba Mike au volant. Les voitures ont été volées et chanstiquées en fin d’après-midi. Le transport des fourrures doit se faire dans un camion des P & T.
— Un quoi des quoi ?
— Camion P & T.
— Quoi d’autre ?
Cynthia ne m’a pas regardé. Elle a regardé ses pieds. Elle avait travaillé le petit frère d’Ali-Baba avec une matraque dite « queue de castor » dont elle s’était servie bien mieux que nous aurions pu le faire nous-mêmes, et le crétin avait bien été forcé de cracher. Elle a encore un peu fumé et m’a regardé enfin avec crainte, à la dérobée :
— Ils vont taper cette nuit parce que Gino sait que vous avez levé le dispositif. Voilà pourquoi.
J’avais chargé, les cages sentaient la sueur, la vieille peur et la pisse, qui sont les senteurs ordinaires du malheur, j’avais réalisé quelques exploits avec mes deux petites camarades, des efforts qui n’étaient plus de mon âge, et j’ai eu envie de vomir. Willy s’était cru repéré. Cynthia s’est tournée vers le mur, comme si elle redoutait de prendre une beigne. Elle a dit faiblement :
— Vous avez été balancé. Pas par moi. On vous a balancé.
Quatre heures. Il me restait deux heures pour remonter la souricière. Deux heures vingt à vivre. J’ai pensé à faire rappeler Léon, mais soit elle n’était pas chez elle, soit elle avait débranché son téléphone et je n’ai pas voulu la faire joindre par les gardiens. Elle avait le droit de vivre un peu, Léon. Du moins, je le croyais…
Je suis allé dans mon bureau et j’ai rameuté mes troupes. Les deux Paul ont réagi au quart de tour, de même que Willy, mais pas Vonfeld qui était sur répondeur. À trois heures, le chef de nuit est venu nous voir. Il m’a annoncé :
— Votre copine a eu la main lourde. Le grand blessé est admis salle Cusco. Double fracture du maxillaire inférieur, trauma crânien. Il a quelques côtes dans le sac… Le substitut de permanence, c’est Mauser. Vous l’appelez ?
— Correct.
— Pour ma part, le trave est en garde à vue.
— Pour la mienne aussi.
— Vous avez besoin de monde ?
— Deux effectifs. Une voiture.
— Ils vont taper ?
— Ils vont taper.
J’ai distribué les pare-balles et les voitures. L’un des deux Paul a pris le fusil à pompe du service, l’autre avait un Beretta. Willy avait son Smith en inox. Léon n’était toujours pas joignable. Nous étions six sur l’opération, dans trois voitures avec assez de radios. La rue dans laquelle se trouvait l’entrepôt était à sens unique, avec des voitures en stationnement de part et d’autre. Nous étions à six contre cinq et j’avais connu des coups moins faisables qui avaient pourtant fonctionné. Sur le grand plan de notre arrondissement, j’ai indiqué où se placeraient nos voitures. C’était facile. J’ai donné les indicatifs radio en intimant le silence jusqu’au top d’intervention. Routine. Willy semblait soucieux, ou contrarié. J’ai réfléchi :
— Si nos caisses sont retapissées, Gino, en faisant sa reconnaissance, va décrocher. Au minimum, on les empêche de casser. Au maximum, on les crève en flag’, juste après que le camion aura quitté l’entrepôt. Je serai dans le soume. Au top, les deux voitures bouclent la rue.
J’avais déjà travaillé avec les nocturnes qu’on m’avait prêtés. Ils étaient raisonnablement solides. J’en ai mis un avec Willy et j’ai pris le second avec moi. Brassards pour tout le monde. Sécurité publique avertie que nous allions monter. J’avais pris une douche et ma chemise était propre. J’ai vérifié une dernière fois mon pistolet, sans toutefois introduire une cartouche dans la chambre. Willy m’observait avec froideur.
J’ai prévenu tout le monde :
— Selon notre balance, nos gredins montent au casse armés comme des croiseurs. Je ne connais pas Zorba, mais les deux Maretti ne feront pas de détail. Ils sont aussi fondus l’un que l’autre. Ali-Baba ne présente pas de danger, mais méfiez-vous. On ne sait jamais.
On ne savait jamais.
À trois heures vingt, nous nous trouvions en place.
Nous avons attendu. La nuit était silencieuse, la rue aussi. J’étais accroupi dans le soume. D’où je me trouvais, je voyais fort bien la porte de la cour où les choses allaient se passer. Ce que je comprenais mal, c’était comment le camion pourrait manœuvrer pour y pénétrer, si toutefois camion il y avait. Le nuiteux à côté de moi était silencieux, mais pas tendu. C’était un grand garçon du Chnord avec des yeux très bleus à fleur de tête et qui portait un gilet de survie. Il avait travaillé en UR dans une autre division. Je n’étais pas inquiet. Personne n’était inquiet, du reste. Routine. J’ai pensé à la tête que ferait Léon lorsqu’elle apprendrait nos frasques — la tête d’une môme qui s’est privée toute seule de dessert. J’étais loin du compte.
La BMW a remonté la rue bien avant quatre heures. Elle chassait lentement, au ralenti, en feux de croisement. À travers la glace sans tain du soume et les vitres teintées de l’autre voiture, j’ai nettement distingué le visage de Maretti. Pour un peu, il m’a semblé qu’il me regardait droit dans les yeux avec une grimace de défi. Gino Maretti, le fils spirituel de Cheval. Proxénétisme, braquages et casse. Fiché au Grand Banditisme. Un de ses rares signes d’humour était de faire la course avec les flics de la BRI quand il en détronchait à ses trousses. Il les détronchait presque à chaque fois. Il les promenait un moment, puis il s’arrangeait pour leur chier du poivre en leur tapant un bras d’honneur quand il en avait marre. Je ne considérais pas Gino Maretti comme un beau mec. Pour moi, un arcan est un arcan — était, point à la ligne. Dangereux, ça oui. À côté de lui, j’ai seulement entrevu une silhouette que je ne connaissais pas. Sur le pavillon de la BMW, il y avait l’embase et l’antenne d’un radio-téléphone. J’ai commenté à mi-voix, la face immobile :