— Premier passage.
J’en attendais un second, mais rien n’est venu. Rien avant quatre heures quarante. À quatre heures quarante, une silhouette a remonté la rue à pied et j’ai reconnu Ali-Baba qui s’est penché sur une des voitures juste en face du portail de la cour. C’était une Granada break verte sans âge. Il est monté dedans et la Ford est partie, laissant une longue brèche dans la file de voitures en stationnement. Le temps qu’Ali-Baba ait disparu plus bas, le camion des postes est apparu. Le conducteur a manœuvré sans effort et il est entré à cul dans la cour. Un point pour eux. C’était assez classe, finalement. Le bouquet, c’est lorsque quelques secondes plus tard, Gino est venu intercaler la BMW à la place de la Granada. C’était dans la même file que le soume, aussi voyions-nous mal, mais j’ai quand même distingué Gino lorsqu’il est descendu. Je l’ai vu traverser la rue en quelques enjambées, tout en regardant de tous côtés, sans la moindre hâte. Le long de la cuisse gauche, il avait un automatique en acier sombre. Le portail s’est refermé derrière lui. J’ai essuyé la sueur qui me coulait sur la figure, puis j’ai déclenché mon chronomètre. Pas trace de Zorba. Il pouvait être n’importe où en planque dans une encoignure, avec n’importe quelle arme, à moins qu’il fût resté dans la voiture. Ali-Baba n’était pas reparu. Je n’avais pas vu de seconde voiture, ni Louis Maretti. J’avais la main gauche sur ma boucle de ceinturon, comme souvent. Comme souvent, je souffrais des articulations.
Si j’avais pu, j’aurais laissé tomber, mais à l’Usine personne n’aurait compris. Six minutes. J’ai vu le portail s’entrebâiller, puis s’ouvrir complètement sans bruit. En un tournemain, le camion des postes a été dehors et Gino Maretti est retourné à la BMW dont j’ai entendu le démarreur hennir. Le bahut me l’a cachée un instant, puis il a pris de la vitesse en descendant la rue et lorsque j’ai revu la BMW, Gino achevait déjà son demi-tour en profitant du bateau de la cour. Il allait remonter à contresens. J’ai donné le top tout en me jetant hors du soume. Au top, nos deux voitures ont barré la rue, chacune à une extrémité. Le camion des postes a stoppé et de ce côté nous n’avons eu aucun problème. Les deux Paul ont cueilli le conducteur, un vrai Antillais vraiment postier, et Louis Maretti — les fourrures étaient bien derrière, sur leurs portemanteaux et leurs cintres, bien rangées, et il y en avait pour cher. Le merdier s’est produit à l’autre bout, lorsque Gino a voulu forcer le passage. Je remontais derrière à toutes jambes et j’ai vu Willy gicler de la voiture et partir en roulé-boulé. Le canon de son arme s’est embrasé. Gino a cogné une première fois, puis il a fait reculer la BMW en cirant dans un grand hurlement de pneus, Zorba s’est jeté dehors et a ouvert le feu avec un Mossberg en direction de Willy, mais Willy était à plat ventre et bien en appui, et deux de ses balles ont nettoyé Zorba comme un rien. Gino a foncé une deuxième fois dans la voiture de l’Usine. Il est presque parvenu à passer, mais il a dû s’y prendre une troisième fois. J’ai compris plus tard que Willy était en train de réapprovisionner son Smith et que le nocturne que j’avais mis avec lui ne savait où donner de la tête ni sur qui ou sur quoi tirer. J’étais à hauteur de la BMW quand Gino a refoncé. Il m’a vu comme je l’ai vu. Il a hurlé quelque chose que je n’ai pas bien entendu et qui ne devait pas avoir d’importance. Sous l’impact, la poubelle de Willy a craqué de part en part et la BMW est enfin passée, mais elle avait la roue avant droite crevée et elle est tout de suite partie en crabe. Gino a corrigé. Je courais partout. J’avais mon pistolet à la main. Dans la lancée, la BMW a raboté sept ou huit voitures et un court instant il a semblé qu’elle finirait par se redresser, mais la chance avait lâché Gino. Comment aurais-je pu deviner qu’elle venait de m’abandonner aussi ? De la fumée a commencé à s’échapper du capot moteur. Personne, pas même une 728, n’est indestructible et ni moi ni Gino ne l’étions non plus. Il est sorti de l’habitacle en se tenant le bras gauche. À l’autopsie, on devait apprendre qu’il souffrait de multiples fractures au bras et à la cuisse gauches, parce que, en essayant de sortir du piège, il avait tapé beaucoup trop fort partout.
Je me suis approché sans hâte. J’étais trempé de sueur et j’avais les genoux en pâte d’amande. Personne ne pourra jamais affirmer que j’étais menaçant, ou quoi que ce soit de ce genre. J’avais bu dans la soirée, c’est un fait indiscutable, mais pas au point de devenir un fou dangereux. Gino m’a reconnu, il a tenté de prendre la fuite et il est tombé une première fois juste devant le capot de la BMW. La fumée me l’a masqué un instant, ce qui fait que je n’ai vu l’automatique braqué sur moi qu’après. Il visait à hauteur de la ceinture, mais sans paraître déterminé à faire feu. Il a encore reculé tout en se défilant entre deux voitures. Je l’ai suivi pas à pas et dans son audition, Willy a déclaré que lorsqu’il m’avait aperçu pour la dernière fois, Gino et moi étions bien face à face à une distance de cinq ou six mètres l’un de l’autre et qu’en aucune manière le canon de mon pistolet n’était braqué sur mon adversaire. Ils avaient l’air de discuter, a ajouté Willy. Tout avait l’air terminé partout. C’était ce que je croyais aussi. Gino ne me tournait pas le dos. Je ne sais pas trop où il voulait aller, ni s’il le savait lui-même. Il fuyait à reculons. Chacun sa manière. D’où il était, Willy ne pouvait pas voir le Beretta quinze coups braqué sur mon ventre. À cette distance, Gino ne pouvait pas me manquer. Il est tombé de côté, la face livide, et il a craché. Il m’a dit :
— L’enculé qui m’a doublé, il est mort.
— Quel enculé, Gino ?
— Un ancien de ta Brigade territoriale, mon con.
J’ai regardé, je m’en souviens, mon Oméga, qui marquait juste à cet instant quatre heures quarante-neuf. Ainsi, toute cette histoire, en décomptant les six minutes du casse proprement dit, ma longue traque derrière Gino, n’avait pas duré plus de trois minutes. Il était assis par terre, une jambe allongée, en appui sur le coude droit, dans une posture malcommode pour tirer. Gino avait les yeux très bleus et une petite moustache de bellâtre qui ne lui allait pas mal. Malgré la douleur et la rage, il avait l’air de rire. J’ai remarqué :
— On ne dit plus Brigade territoriale, Gino. On dit Division de police judiciaire.
Il a ricané :
— C’est cela, mon con joli.
— Quel ancien de la Brigade, Gino ?
Je ne le menaçais pas. J’allais même remettre mon pistolet à l’étui, et peut-être pas, au fond. J’avais besoin d’une cigarette, c’est sûr, et de dormir, mais je ne voulais pas tuer. Je n’ai jamais aimé tuer. Dans mon dos, la BMW s’est embrasée d’un coup et c’est dans la lueur dansante des flammes que j’ai vu les yeux de Gino et que lui, malgré l’angle improbable et la parfaite inutilité de son acte, s’est apprêté à tirer. Gino, lui, ne détestait pas tuer. Dommage qu’il s’y soit aussi mal pris. J’ai en effet reculé d’un pas quand il m’a dit :
— Franck Nitti, mon con. Franck Nitti !
En même temps, il a tiré. Trois fois. Moi aussi. Une seule fois, à bras tendu, ce qu’on m’a beaucoup reproché par la suite. J’ai senti comme une barre de fer rougie à blanc contre mon flanc gauche, puis un coup de massue en plein ventre. Je me rappelle que mes talons ont quitté le sol et que j’ai plongé en arrière avec un sentiment d’infect soulagement et une effarante envie de rire moi aussi. Mon pistolet m’a échappé de la main, il a fait beaucoup de bruit en tombant sur un capot de voiture, je me rappelle aussi l’impact mou dans le front de Gino et les graines de melon qui ont giclé de son crâne derrière mais n’étaient que des gouttes de sang noir. Je me rappelle ensuite avoir encore porté mon Oméga à la hauteur des yeux et qu’il était alors juste quatre heures cinquante. Ce simple geste m’avait semblé d’un prix exorbitant. J’avais laissé le chronomètre déclenché depuis le début du casse et j’ai essayé d’amener la main droite de façon à le stopper, mais j’avais les doigts pleins de sang et je n’y suis pas parvenu. C’était une mort tout à fait ordinaire. J’ai laissé aller la tête en arrière. J’ai encore entendu le ronflement du brasier pas très loin et tout un tas de craquements qui ne me concernaient plus, peut-être aussi le cri d’un deux-tons qui approchait en hâte dans le dédale des rues, peut-être, mais je serai sur ce point beaucoup moins affirmatif que sur le reste, parce que je ne veux rien enjoliver.