Je ne pouvais pas lui donner tort. Il n’est pas utile de contredire ceux qui disent vrai, même s’ils ne le veulent pas vraiment. Il avait tout compris, Franck, sauf que ça ne servait à rien de le dire. En s’approchant de son Alfa, il m’avait demandé si je voulais qu’il me ramène. Peu de petits commis peuvent se payer ce genre d’engin et je n’avais pas d’endroit où aller — aucun endroit particulier. C’était la nuit et il faisait froid. La voiture s’est éloignée rapidement avec une houppette de vapeur d’eau au bout du tuyau d’échappement, dans ce feulement inimitable qui constitue le charme des moteurs de la marque, un peu creux et rauque, mais pas du tout désagréable.
Elle emmenait Franck et ses rêves.
Il ne savait pas comment elle me le ramènerait.
À force de ne pas arriver à dormir, j’en ai pris mon parti. J’ai rangé la monnaie et les photos que Hadj m’avait fait remettre dans l’enveloppe et je l’ai glissée entre deux disques. L’un des deux était l’enregistrement historique d’Armstrong au Carnegie Hall, l’autre la Far East Suite du Duke, mais j’étais trop imbibé pour que l’un ou l’autre puisse m’être utile en quoi que ce soit. J’ai ramassé les cadavres de Kro et il m’a fallu trois voyages pour aller les flanquer à la poubelle, puis je me suis fabriqué tout un pot de café soluble brûlant. En attendant qu’il refroidisse, je suis allé me raser et me doucher. J’ai changé de vêtements et je suis retourné dans la cuisine. Du bout des doigts, j’ai effacé sur la petite ardoise en plastique les deux numéros de Franck, mais c’était un peu tard. Il en est resté la trace et je n’avais ni le trichlo ni l’envie de mieux les enlever.
Je suis resté un moment dans l’un des deux fauteuils du Salon de musique. Je n’attendais pas le jour, mais je ne le redoutais pas non plus. Avec lui, je savais que viendraient le sommeil et un morceau d’oubli — et peut-être un peu de paix. Inlassablement, mes pensées sont revenues à l’hôpital, et à la clinique après. C’était un établissement moderne, de plain-pied dans la campagne, au bord d’un bois, au décours d’une colline. J’aurais pu m’y sentir bien, je n’y avais pas été mal. Même pendant les dix jours de cure de sommeil au tout début qu’on l’eût prévenue qu’elle ne pourrait pas me voir, Farida était venue. Elle avait été la seule. Elle m’apportait du chocolat noir, des cigarettes et des pièces de vingt centimes. Le chocolat noir parce que j’en avais vaguement manifesté l’envie, les cigarettes car elle savait que je ne pouvais me passer de fumer et les pièces de vingt centimes pour la machine à café. Ma première sortie, je l’avais faite à son bras. J’avais encore la mandibule du bas qui tremblotait et à chaque pas il semblait que mon crâne allait éclater, mais tout doucement et assez droit, nous étions parvenus jusqu’à l’embranchement du village.
C’était un grand voyage pour elle et moi.
Deux ou trois fois en la voyant descendre de la Mercedes, je l’avais prise pour Calhoune. De loin, bourré d’antidépresseurs comme je l’étais, l’illusion était dépourvue de cruauté et n’avait rien de blessant, mais Calhoune ne serait jamais montée dans une Mercedes. Même un cabriolet était trop vulgaire pour elle, un cabriolet Mercedes, j’entends. Je ne pouvais pas lui parler de Calhoune, à Farida. Pas plus au psychiatre. Je ne pouvais en parler à personne. Calhoune, je l’ai aimée du premier jour où je l’ai vue, dès le premier instant. Elle portait un tailleur grège, avec une veste droite boutonnée aux revers italiens, un chemisier crème et des bottes à talons bordeaux. Des collants aussi probablement, et des dessous. Elle serrait une pochette en cuir sous le bras et avait l’air craintive. C’est bien la seule fois que je l’ai vue craintive.
Elle sortait de l’École des inspecteurs et on m’avait chargé de son initiation, ou du moins de son instruction. Pendant deux ans, je l’ai menée à la dure. Je ne voulais pas de femme dans le Groupe, mais Calhoune était plus qu’une femme — elle n’était pas n’importe quelle femme. À sa manière, tout comme Léon, c’est une dure. Pas très bon tireur, mais teigneuse et volontaire. De tous les flics que j’ai formés, Calhoune était certainement la plus douée, mais pas la moins fragile. Comme chacun d’entre nous, Calhoune avait deux faces. Savoir laquelle des deux gagnerait… Il lui manquait du vice, mais moins que je le croyais, et cette force d’amertume que confèrent la pratique et l’habitude du mensonge et des faux-semblants, et le spectacle de l’avidité. Il lui aurait fallu plus d’endurance et d’insensibilité, moins de besoins, pas forcément de luxe. On survit à ses caprices, mais pas à ses envies. Calhoune voulait tellement de choses… Pour commencer, elle voulait être heureuse, ce qui ne porte jamais chance. Je n’ai jamais dragué Calhoune et elle ne m’a jamais dragué. L’une de ses deux faces m’a aimé, pas l’autre, et il en a été de même en ce qui me concernait. Pas chanceuse et trop jeune.
Les vrais joueurs veulent perdre, comme s’ils désiraient rien tant que se punir pour des actes qu’ils n’ont pas commis. Calhoune était joueuse, elle avait tout mis sur moi et j’avais fait mine de la croire, de croire cette face, cette Calhoune, mais il y en avait une autre, qui avait tout mis sur le concours de commissaire, les beaux habits et la maison de Samois, la Porsche et les meubles de style, sans que ce fût blâmable — et les deux étaient aussi vraies l’une que l’autre. Franck m’avait dit le même soir, pont de Solférino : « Calhoune est une femme chère. Très chère. »
Il l’avait dit, et je l’avais compris, comme un compliment. Nos vies ne sont parfois que des croisements de routes et personne ne reste jamais au milieu d’un croisement et c’est pourquoi elles sont si fréquentées et si désertes en même temps. J’aurais aimé pour elle que Calhoune se mette en règle avec elle-même pour commencer. J’aurais aimé qu’elle fût enfin heureuse. J’ai fait tout ce que je pouvais pour qu’elle le soit. Je ne pensais plus à la Douze et à mes embêtements, je pensais seulement à elle, à sa façon de se mouvoir pensivement, à son sourire et à la douceur de sa hanche, à ses rages et ses bâillements de chaton lorsqu’elle allait tomber dans le sommeil. Au moment de dormir, juste sur le bord du puits de la nuit, Calhoune bourrait son oreiller de petits coups de poing, et je disais souvent qu’elle ne bâillait que d’un œil, ce qui la faisait rire, et tout était à recommencer, les petits coups de poing, les deux bâillements… Le nombre de fois que je l’ai veillée sans qu’elle le sache… Je me sentais très fier et bêtement important comme si j’étais responsable en quoi que ce soit du fait qu’elle existât.
Le matin est venu. Pluie et vent. Yellow Dog est rentré et je lui ai préparé son assiette. Il a mangé en se goinfrant et nous sommes allés nous coucher. J’ai mis la pendule pour dix-huit heures, sans trop réfléchir que je n’avais pas besoin de me lever puisque je ne prenais pas la nuit. Du bout des doigts, j’ai mis une cassette de Bessie Smith très en sourdine. La bande-son de Saint Louis Blues, avec ses diamants de pluie.
Je ne voulais de mal à personne.
Plus même à moi.
Du moins, je le croyais.
Vers dix-neuf heures, je suis descendu chez le Tunisien. J’ai pris six œufs, un tube d’harissa, deux boîtes de lait condensé et un paquet de café. Du vrai café. Certains soirs, je m’offre ce genre d’extra. Du vrai café et de l’harissa du Cap. Bon pour mettre sur les œufs durs. Il pleuvait toujours, mais je ne me sentais pas morose. Je voyais bien une soirée pour moi tout seul, à écouter Bessie Smith et le vent dans le conduit de cheminée ainsi que la pluie clapoter sur le ciment du balcon. Comme je progressais le front bas à cause des bourrasques, je n’ai pas prêté attention à la voiture qui stationnait en double file. J’ai seulement tourné la tête dans sa direction en entendant un petit coup d’avertisseur. Pontiac noire. Vitres teintées. Radio-téléphone. La glace électrique s’est baissée du côté du conducteur et Lampe-Torche m’a appelé de sa main gantée. Ça ne sert à rien de toujours fuir. Je me suis approché la tête dans les épaules, le paquet d’épicerie sous le bras. Lampe-Torche me regardait. Il avait plus de la trentaine. Son visage était inexpressif, pas ses yeux. Il y avait dedans la morgue que mettent les agents du Trésor pour détroncher ceux qui sont insolvables. Je me suis un peu penché.