Alors seulement Faï Rodis comprit avec son cœur – et non plus avec son intelligence – le prix infini payé par l’humanité de la Terre pour atteindre le communisme actuel, pour sortir de l’inferno de la nature. Elle comprit, d’une façon nouvelle, la sagesse des systèmes de protection de la société. Elle ressentit plus vivement que jamais, qu’en aucune occasion, au nom de quoi que ce fut, il ne faudrait tolérer la plus petite déviation qui ramènerait au passé, le moindre recul sur l’escalier qui conduirait à nouveau à l’abîme étroit de l’inferno. Les regards nostalgiques, rêveurs, menaçants et souffrants de millions d’humains étaient fixés sur chaque marche de cet escalier. Et un océan de larmes. Comme le maître Kin Rouh était sage et comme il avait raison d’avoir basé la théorie de l’inferno sur l’étude de l’histoire ancienne ! Ce n’est qu’après lui qu’apparut, d’une manière définitivement claire, la cause psychologique la plus importante des époques anciennes : l’absence de choix, plus précisément un choix tellement complexe dû au manque de structure sociale, que toute tentative de surmonter les événements engendra une crise psycho-morale et un danger physique sérieux.
À l’image du maître, succéda dans les pensées de Faï Rodis celle d’une autre personne qui, elle aussi, n’avait pas craint le fardeau spirituel d’historienne, spécialiste de l’EMD.
Organisatrice remarquable de fouilles, artiste et chanteuse, Veda Kong[16] représentait pour Rodis, depuis son enfance, un idéal immuable. Il y avait longtemps déjà que le corps de Veda Kong s’était volatilisé dans la lueur bleue du rayon funéraire porté à haute température. Mais les merveilleux stéréofilms de l’Ère du Grand Anneau ont conservé vivant son charmant visage à travers les siècles. Un grand nombre de jeunes gens ont ardemment souhaité suivre la même voie. Dans une société où l’on considère l’histoire comme la science la plus importante, beaucoup choisissent cette spécialité. Toutefois, l’historien, endurant toutes les détresses et les difficultés des gens de l’époque étudiée, est parfois soumis à une tension psychologique insupportable. La plupart d’entre eux évite les terribles Siècles Obscurs et l’EMD dont l’étude approfondie exigent une maîtrise de soi et un entraînement spirituel particuliers.
Faï Rodis ressentit au fond de son âme toute la lourdeur du passé, le poids des siècles au temps où l’histoire n’était pas une science, mais uniquement un instrument politique, un moyen d’oppression, une accumulation de mensonges. Les falsificateurs se donnèrent beaucoup de mal pour abaisser les gens simples du temps passé, comme pour compenser ainsi l’insuffisance, la médiocrité de la vie de leurs descendants. Pour les gens des ères communistes nouvelles, qui, avec intrépidité et abnégation, s’enfoncèrent dans le passé, l’énormité des souffrances rencontrées là, fit planer une ombre noire sur toute leur vie.
Rodis était tellement plongée dans ses pensées, qu’elle n’entendit pas le claquement de la porte blindée, que Tchoïo Tchagass ouvrit avec précaution. La lumière du plafond fut coupée. Seuls, les pâles rayons des lampes à gaz violettes s’entrecroisèrent dans l’obscurité de la salle souterraine. Tchoïo Tchagass ne réalisa pas sur le champ que son invitée était enveloppée dans son scaphandre qui la moulait comme une véritable peau, et il se mit à la dévorer avidement des yeux. Faï Rodis revint à elle, descendit avec légèreté de la table et se dirigea vers la pièce où se trouvaient ses vêtements, sous le regard constant de Tchoïo Tchagass. Celui-ci leva la main et arrêta Rodis. Elle le regarda, perplexe, et arrangea ses cheveux.
— Est-ce que toutes les femmes de la Terre sont aussi belles ?
— Je suis tout à fait ordinaire – sourit Faï Rodis – et elle demanda :
— Est-ce que je vous plais dans mon scaphandre ?
— Certainement. Vous êtes d’une beauté extraordinaire.
Faï Rodis plia le fin vêtement en un somptueux et léger turban qu’elle enroula autour de sa tête, ce qui donna aux traits réguliers et délicats de la femme de la Terre une expression malicieuse et insouciante.
Tchoïo Tchagass alluma la lumière d’en haut et s’attarda à regarder son invitée avec une admiration non dissimulée.
— Y a-t-il vraiment dans l’astronef des femmes encore plus belles que vous ?
— Oui. Olla Dez, par exemple, mais elle ne viendra pas ici.
— Dommage.
— Je lui demanderai de danser pour vous.
Ils revinrent dans la pièce verte que Rodis avait quittée trois jours auparavant. Tchoïo Tchagass l’invita à se reposer, mais Rodis refusa.
— Je dois me dépêcher. Je suis coupable envers mes compagnons. Mes amis se font sûrement du souci. Les films du passé m’ont fait tout oublier. Mais je vous suis tellement reconnaissante pour votre franchise. Il est facile d’imaginer l’importance pour une historienne de cette rencontre avec les documents et les œuvres de l’art antique qui ont été égarés chez nous, sur Terre.
— Vous êtes l’une des rares à les avoir vus, dit Tchoïo Tchagass l’air sévère.
— Vous voulez me lier par la promesse de ne rien dire aux habitants de votre planète ?
— Exactement !
Faï Rodis tendit la main, et Tchoïo Tchagass essaya encore de la retenir un moment dans la sienne, mais on entendit un léger sifflement de l’appareil acoustique. Le souverain se tourna vers la petite table et prononça quelques paroles indistinctes. L’ingénieur Tael entra rapidement dans la salle. Il était tout ému. S’arrêtant près de la porte dans une attitude respectueuse, il s’inclina devant Tchoïo Tchagass et ne remarqua qu’ensuite Rodis qui se tenait au fond de la pièce.
— Les invités de la Terre cherchent leur souveraine. Ils sont entrés dans la Salle des Condamnations et ont amené avec eux l’un des appareils à neuf pattes. Quels sont les ordres ?
— Il n’y en a pas. Leur souveraine est ici, elle va les rejoindre immédiatement. Restez pour le Conseil.
L’ingénieur se retourna et resta pétrifié. Rodis la métallique, couronnée en signe de défi par un turban noir, sous lequel brillaient ses extraordinaires yeux verts, lui apparut comme une création puissante du monde inconnu. Elle était là, debout, indépendante et libre, ce qui était impensable pour les femmes de Ian-Iah, complètement nue, mais en même temps si lointaine et inaccessible, que l’ingénieur en fut malade de désespoir.
Faï Rodis lui sourit amicalement et dit en se tournant vers le Président du Conseil des Quatre :
— Me permettez-vous de vous revoir ?
— Certainement. Et n’oubliez pas votre Olla et vos danses !
Faï Rodis sortit sans être accompagnée : elle traversa les couloirs déserts et les salles vides. Dans la première salle, aux murs roses portant des signes cunéiformes – flèches noires et lignes brisées – se trouvait une femme en qui Rodis reconnut l’épouse du souverain qui avait donné son nom à la planète. Les belles lèvres de Iantre Iahah s’ouvrirent en un sourire arrogant. L’arc méchant de ses sourcils s’accentua.
16
Héroïne de « La Nébuleuse d’Andromède », symbolise la Beauté, l’intelligence et l’Harmonie et représente la Femme Nouvelle (n.d.t.).