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Au bout de huit jours, on avait réuni suffisamment d’habitants de Tormans pour commencer les séances. À l’étonnement des Terriens, il n’y avait que des « Cvil » – des Citoyens-à-la-vie-longue – : intelligentsia technique, savants, artistes. Faï Rodis exigea que les « Cvic » jeunesse-à-la-vie-courte – soient aussi invités. L’ingénieur Tael se rembrunit.

— Ils ne sont pas suffisamment instruits et nous n’avons pratiquement rien en commun avec eux, c’est pourquoi je ne sais si on peut leur faire confiance… Et surtout, à quoi bon ?

— Je vois que j’ai perdu mon temps en vain avec vous, dit Rodis sèchement, si jusqu’à présent, vous n’avez pas compris que le futur n’appartiendra qu’à tous ou à personne.

— Ils sont asservis à leur classe bien plus encore que chez nous au temps de la féodalité ! s’écria Tchedi. On revient au régime serf !

Le Tormansien rougit, ses lèvres se mirent à trembler, il fixa ses yeux fanatiques sur Rodis avec une telle expression implorante de chien fidèle, que Tchedi en fut gênée.

— En fait, chez nous, il y a une très grande différence entre ceux qui reçoivent de l’instruction et ceux qui n’en reçoivent pas. On les choisit parmi la masse des enfants qui naissent selon leurs réelles possibilités. Et ces « Cvic » sont parfaitement heureux :

— Autant que vous, les « Cvil ». Vous vous occupez de vos affaires, vous créez, vous faites des découvertes. D’où viennent alors vos quêtes et vos angoisses spirituelles ? Je vois que nous n’avons qu’à peine avancé. C’est de ma faute ! Les promenades sont supprimées et nous allons nous occuper ensemble de dialectique historique.

Le visage du Tormansien continua à exprimer une peur confinant au désespoir.

— Il attend une justice sans merci pour chaque erreur commise, devina Tchedi. C’est sûrement comme ça que l’on agit ici avec les gens.

En dépit de tous les obstacles, la présentation des films eut lieu au bout de seize jours.

Dans la combe brûlante où les tiges d’une herbe à demi desséchée, agitées par un faible vent, étaient les seuls signes de vie, apparut le monde proche et étonnamment réel de la Terre.

Grif Rift et Olla Dez utilisèrent le galbe du champ de protection comme surface intérieure de l’écran et, en modifiant la courbure, construisirent une grande scène au pied du ravin de la colline.

Pour les habitants de la planète Ian-Iah, tout cela était inhabituel : la navigation en cachette dans des radeaux pneumatiques et bas sur la mer obscure, l’apparition inattendue dans le goniomètre des signaux brillants du phare invisible à ultra violet, la marche dans la montagne guidés par la petite tache brillante érodée d’un amas stellaire, les recherches des deux petits arbres entre lesquels passait l’entrée dans la combe, maintenant interdite à tous les autres, la lumière extraordinairement diffuse et sombre venant de nulle part et éclairant le fonds de la dépression aux sillons ravinés où s’installèrent les visiteurs émus. C’était tellement différent de la vie monotone de Ian-Iah avec son travail uniforme et abrutissant et ses distractions primitives, que cela donnait une atmosphère inaccoutumée d’excitation nerveuse.

Tout à coup, de l’obscurité impénétrable du champ de protection surgit la salle circulaire de l’astronef, d’où les six Terriens saluèrent les invités dans leur langue natale. Au début, tous les étrangers du monde lointain semblèrent très beaux, mais identiques aux Tormansiens. Les hommes étaient grands aux visages robustes et décidés, sérieux jusqu’à la sévérité. Les femmes avaient toutes des traits ciselés, fins, réguliers, le nez parfaitement droit, le menton ferme, la chevelure épaisse et drue. Ce ne fut que lorsque leurs regards se furent habitués à ces caractéristiques générales, que les habitants de Ian-Iah remarquèrent les variétés individuelles des Terriens.

Un astronavigant, le plus souvent Olla Dez, expliquait brièvement le thème du stéréofilm, puis l’astronef disparaissait.

Les Tormansiens virent danser devant eux une mer incroyablement transparente et bleue. Des plages pures de sable noir, rose et rouge semblaient s’unir au ciel et à la mer. Mais les magnifiques rivages étaient presque déserts, à la différence des lieux propices à la baignade bondés de gens : ils nageaient, plongeaient, puis disparaissaient rapidement, circulant dans des wagons découverts à bords de petits trains qui longeaient le littoral.

La gigantesque Voie Spirale[19] frappa l’imagination des habitants de Ian-Iah : filmée à bout portant, l’approche d’un train géant leur inspira une terreur primitive.

Les jardins tropicaux s’étendant sur d’immenses surfaces, les champs illimités d’un blé fabuleux aux épis plus gros que les épis de maïs contrastaient tellement avec les pauvres jardins de buissons et les champs de fèves de Tormans, que Grif Rift décida de ne plus montrer la munificence de la planète natale pour ne pas blesser ses invités.

Les usines automatiques de viande artificielle, de lait, de beurre, de jaune d’œuf végétal, de caviar et de sucre semblaient n’avoir aucun rapport avec les champs, les jardins fertiles et les troupeaux d’animaux domestiques. Les coupes plates et transparentes des capteurs de radiation pour la production d’albumine ne formaient qu’une petite partie des énormes constructions souterraines dans lesquelles, à des températures et à des pressions invariables, circulaient des courants amino-acides. Les grandes tours des usines à sucre bruissaient d’une manière discrète et assourdie, faisant penser à l’écho éloigné de l’orage. La quantité colossale d’air était aspirée dans des appareils qui la débarrassaient du gaz carbonique superflu, accumulé au cours de millénaires par une organisation désordonnée. Scintillant à l’orée des forêts de cèdres, les colonnades à la blancheur neigeuse des fabriques de jaune d’œuf synthétique étaient les plus belles. C’est en voyant l’énergie technique de l’industrie alimentaire que les Tormansiens comprirent pourquoi le bétail donnant du lait – vaches et antilopes – était si peu important, et pourquoi, il n’y avait pratiquement ni bétail destiné à l’abattoir, ni fermes à volaille, ni pêcheries.

Lorsque l’obligation de tuer pour se nourrir disparut, expliqua Rodis, l’humanité accomplit le dernier pas qui la séparait de la véritable liberté de l’homme. Cela n’a été possible qu’une fois que nous avons appris à produire des animaux à partir de protéines végétales : la fabrique de lait et de viande artificiels remplace les vaches.

— Pourquoi n’en est-il pas de même chez nous ? demandaient généralement les Tormansiens ?

— Votre biologie s’est, apparemment, intéressée à autre chose ou a échoué et a laissé la place à d’autres sciences moins importantes pour l’épanouissement de l’homme, situation connue, même dans l’histoire de la Terre.

— Et vous avez abouti à la conclusion qu’on ne peut atteindre un niveau élevé de culture, si l’on tue des animaux pour se nourrir ?

— Oui !

— Mais les animaux servent aussi pour les expériences scientifiques !

— Non ! Cherchez une voie détournée, mais ne pratiquez pas la torture. Le monde est infiniment complexe, et vous trouverez forcément beaucoup d’autres chemins permettant de découvrir la vérité.

Médecins et biologistes de la planète Ian-Iah se regardaient incrédules. Mais sans cesse, apparaissaient devant eux des instituts scientifiques, beaux comme des temples, des labyrinthes souterrains longs de plusieurs kilomètres remplis de machines à mémoire – archives de l’information planétaire. Ainsi, s’accomplissaient les mots du poète ancien souhaitant à l’homme d’être « simple comme le vent, intarissable comme la mer, rassasié de mémoire comme la Terre ». Maintenant, toute la planète, grâce à l’œuvre de ses sages enfants, était rassasiée de mémoire, non seulement de la sienne, mais encore de celle de milliers d’autres mondes habités du Grand Anneau.

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19

Voie principale faisant le tour de la Terre, déjà citée dans « La Nébuleuse d’Andromède » (n.d.t.).