Olla Dez montra aussi quelques enregistrements non déchiffrés, pris par les Astronefs à Rayon Direct dans les galaxies d’Andromède et de M-51 dans celles des Lévriers : spirales multicolores tournoyant sauvagement et globes à mille faces ondulant comme cherchant à percer un océan d’épaisses ténèbres. Seul, l’équipage de « La Flamme sombre » allant à la limite du gouffre avait deviné que ces images pouvaient signifier la pénétration de Tamas, de l’anti-monde inaccessible et invisible, qui entoure notre Univers.
Cependant, toutes les émissions des mondes lointains et étranges, malgré leur originalité, intéressèrent peu les Tormansiens. En revanche, ils furent infiniment troublés par les stéréofilms concernant les Terriens des autres planètes, comme par exemple le stéréofilm sur la planète récemment colonisée du Soleil Vert dans le système d’Akhernar. Les merveilleux hommes rouges d’Epsilon du Toucan[20] ne pouvaient pas ne pas captiver leur imagination. Une communication régulière s’était établie entre la Terre et cette planète.
Après que les ARD eurent accomplis le trajet aller-retour jusqu’à Epsilon du Toucan en 70 jours – 180 parsecs de distance – un amour contagieux envers les hommes rouges se déclara sur la Terre, chez les jeunes surtout.
Mais il apparut que le mariage entre Terriens et habitants à la peau rouge de Toucan était voué à la stérilité, ce qui causa une certaine désillusion. Les puissants instituts de biologie des deux planètes unirent leurs efforts pour surmonter cet obstacle imprévu. Nul ne doutait que ce difficile problème serait résolu rapidement et que la fusion de deux humanités tout à fait semblables mais d’origine différente serait totale et permettrait même d’accroître indéfiniment la longévité de l’espèce humaine sur la Terre.
Les gens qui s’installèrent sur la planète du Soleil Vert y vécurent quelques siècles, mais la radiation de l’astre ayant rendu leur peau bleue, ils se distinguèrent physiquement des Terriens hâlés, encore plus que les derniers habitants à la peau jaune de Ian-Iah. Toutefois, le système de vie des pionniers de l’humanité terrestre sur Akhernar ne se différenciait pas de celui de leur patrie, ce qui incita les Tormansiens à croire à une union particulière avec la puissante Terre. Les relations amicales et attentives des astronavigants envers leurs invités les renforcèrent dans cet espoir. Si les Terriens leur parurent froids et légèrement distants, les Tormansiens comprirent que c’était dû à la grande différence d’intérêts et de goûts. Ces gens tout à fait ouverts et purs ne firent jamais, pas même un instant, ressortir leur supériorité et les habitants de Ian-Iah se sentirent aussi à l’aise avec eux qu’avec des proches.
L’auditoire du désert se composait de « Cvil » instruits et intelligents qui comprirent très vite que l’union de la Terre et Ian-Iah signifierait avant tout le krach de leur structure oligarchique, la destruction du système « Cvil » « Cvic » et de la philosophie de la mort précoce. Une telle structure ne pouvait sortir la planète de sa misérable situation actuelle. En même temps, ce régime garantissait les très grands privilèges du sommet oligarchique. Bien que la somme des avantages soit faible par rapport à la vie ouverte, claire et saine du régime communiste de la Terre, ils ne pouvaient évidemment ni le reconnaître ni abandonner leurs privilèges. C’est pourquoi les hauts dirigeants accueillirent avec hostilité et crainte les premières projections des stéréofilms de la Terre. Ils comprirent que la vie sur la Terre de par son existence même s’opposait au régime de Tormans, niant que le soi-disant chemin choisi par les souverains soit le seul vrai, réduisant à néant l’éloge effréné auquel se livraient les propagandistes-démagogues du Conseil des Quatre.
Se rendre au théâtre improvisé dans le désert proche de l’astronef de la Terre, dont il était interdit d’approcher, constitua, aux yeux des dirigeants de Ian-Iah, un crime d’état qui devait être condamné. Mais les Tormansiens étaient prêts à tout pour assister à la retransmission des stéréofilms de « La Flamme sombre ». Il était naturel que les Terriens se préoccupent constamment de la sécurité des spectateurs. Le détecteur de biocourant permettant de distinguer les gens – aussitôt appelé par Sol Saïn, ADP[21] ou dissecteur de la nature psychologique – n’était pas encore prêt à fonctionner. Des erreurs étaient possibles en cas de camouflage habile.
Neïa Holy sauva la situation en aidant Sol Saïn à construire les ADP. Elle remarqua que l’amplitude K augmentait dans les biocourants de tous les Tormansiens qui avaient – ouvertement ou secrètement – soif d’information. La méfiance, le doute ou une forte émotion entraînaient une chute inévitable et absolue de l’amplitude.
Ils établirent dans l’intervalle entre les deux arbres un champ complémentaire, laissant passer uniquement les personnes ayant un niveau déterminé de réaction à l’amplitude K et renvoyant les autres. Ainsi, les Tormansiens obtinrent une garantie de sécurité supplémentaire.
En trois semaines, Olla Dez fit dix-huit démonstrations devant quelques milliers d’habitants de Ian-Iah. Au cours de l’une des dernières démonstrations, un savant Tormansien ayant le titre de « serpent-qui-sait » et portant le nom – incroyable pour les Terriens – de Tchadmo Sonté Taetot, émit des doutes sur la possibilité d’une origine commune aux deux planètes.
— L’homme de Ian-Iah est mauvais dans son essence même, déclara le savant, et cette essence il l’a héritée de ses ancêtres assassins ; jaloux et rusés, ce qui leur permit de survivre, aussi tous les efforts des meilleurs se heurtèrent au mur de la cruauté mentale, de la peur et de la méfiance. Si l’humanité de la Terre s’est élevée à un tel niveau, c’est que, de toute évidence, son origine est autre et que ses aptitudes spirituelles sont plus nobles.
Olla Dez réfléchit, se concerta avec Rift et Saïn et tira la « stellette » contenant les films du passé. Il ne s’agissait pas d’enregistrements documentaires, mais plutôt d’excursions faites à différentes périodes historiques et reconstituées d’après les archives, les souvenirs et les collections de musée.
Muets d’étonnement, les Tormansiens virent des malheurs monstrueux, la vie sombre et ennuyeuse des villes surpeuplées, les « discussions » publiques où les paroles d’avertissement et de sagesse étaient noyées dans le hurlement des foules dupées. Avant les grandes réussites de la science et de l’art, de l’intelligence et de l’imagination, l’homme moyen ressentit vivement, à ces époques, son infériorité. Les complexes d’infériorité et de méfiance de soi engendrèrent une tendance agressive à se distinguer à tout prix.
Sur la Terre, les psychologues prédirent l’apparition inévitable de formes d’art affectées, absurdes, désaxées, avec toute une gamme allant des tentatives abstraites – faites par des gens sans talent pour exprimer l’inexprimable – au morcellement psychopathe des images dans les tableaux et dans les romans fleuves. L’homme dans son ensemble inculte, indiscipliné et ignorant le chemin qui mène à l’auto-perfection, s’efforça d’échapper aux problèmes complexes de la société et de la vie privée. Le résultat fut que les drogues comme l’alcool, la musique tonitruante, les jeux bruyants et futiles, les spectacles de masse, l’achat incessant de marchandises bon marché, tout cela devint inévitable. Il n’y eut pas sur la Terre à l’époque de l’EMD de contrôle des naissances, afin de préserver la concurrence entre les peuples et la prépondérance militaire d’une nation sur l’autre. À cette même époque, il n’y avait plus sur Tormans de conflits militaires, mais les naissances n’étaient pas limitées pour autant et cela pour d’autres raisons : on voulait choisir les 5 % de personnes aptes à recevoir de l’instruction et indispensables pour continuer à faire marcher la machine de la civilisation.