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— Pourquoi Clémence t'intéresse-t-elle à ce point ?

— C'est moi qui l'ai trouvée. C'est ma musaraigne.

— Non, c'est elle qui t'a trouvée. Pourquoi tu as pleuré, Mathilde ?

— Moi, j'ai pleuré ? Oui, un peu. Comment peux-tu savoir ça ?

— Ta voix est un peu humide. Ça s'entend très bien.

— Ne te fais pas de souci. C'est quelqu'un que j'adore qui s'en va demain. Ça fait forcément pleurer sur le coup.

— Est-ce que je peux connaître ton visage ? demanda Charles en tendant ses mains.

— Comment comptes-tu t'y prendre ?

— Comme ça. Tu vas voir.

Charles étendit les doigts jusqu'au visage de Mathilde et les promena comme un pianiste sur un clavier. Il était très concentré. En réalité, il savait très bien quel visage avait Mathilde. Probablement peu changé depuis les séminaires où il l'avait vue. Mais il voulait toucher.

* * *

Le lendemain, Adamsberg prit le volant en direction de Montargis. Danglard était assis à côté de lui, Castreau et Delille à l'arrière. Le fourgon suivait. Adamsberg se mordait les lèvres en conduisant. De temps en temps, il jetait un regard à Danglard, ou, parfois, quand il lâchait le changement de vitesses, il posait sa main un instant sur le bras de l'inspecteur. Comme pour s'assurer que Danglard était bien là, vivant, présent, et qu'il fallait qu'il le reste.

Mathilde s'était réveillée tôt et n'avait eu le courage de suivre personne ce matin. La veille, elle s'était pourtant amusée un long moment avec un couple illégitime à la Brasserie Bamkrug. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps. Mais quand l'homme s'était excusé au milieu du repas et s'était levé, pour aller téléphoner, la fille l'avait regardé disparaître les sourcils froncés, et puis elle avait fait glisser une partie des frites de son compagnon dans sa propre assiette. Satisfaite de son butin, elle l'avait dévoré en tirant la langue avant chaque bouchée. L'homme était revenu, et Mathilde s'était dit qu'elle savait quelque chose de fondamental sur la fille que son compagnon n'apprendrait jamais. Oui, elle s'était bien amusée. Une bonne tranche.

Mais ce matin, ça ne lui disait rien du tout. En fin de tranche 1, il ne fallait pas trop s'étonner. Elle pensait qu'aujourd'hui Jean-Baptiste Adamsberg allait mettre la main sur la musaraigne, qu'elle allait se débattre en sifflant, que ça serait une sacrée journée pour la vieille Clémence qui avait si bien classé ses diapos avec ses gants, comme elle avait si bien classé ses meurtres. Mathilde se demanda un court instant si elle se sentait responsable. Si elle n'avait pas crié au Dodin Bouffant pour épater tout le monde qu'elle savait dénicher l'homme aux cercles, Clémence ne serait pas venue la parasiter et n'aurait pas trouvé l'occasion de tuer. Elle se dit ensuite que c'était fantasmagorique d'égorger un vieux docteur sous prétexte qu'il a été votre fiancé d'un jour et que l'aigreur a fait le reste.

Fantasmagorique. Elle aurait dû dire ça à Adamsberg. Mathilde se répétait ses phrases toute seule à mi-voix, accoudée sur sa table-aquarium. « Adamsberg, ce meurtre est fantasmagorique. » Un meurtre de passion, ça ne se prépare pas froidement cinquante ans plus tard, surtout avec une machine de guerre aussi complexe que celle utilisée par Clémence. Comment Adamsberg avait-il pu se tromper à ce point sur le mobile de la vieille ? Il fallait être idiot pour croire à un pareil mobile fantasmagorique. Ce qui tracassait Mathilde, c'est qu'elle tenait justement Adamsberg pour un des types les plus fins qu'elle ait croisés. Mais il y avait vraiment quelque chose qui n'allait pas avec le mobile de la vieille Clémence. Pas de visage, cette femme-là. Elle s'était convaincue qu'elle était gentille pour tâcher de l'aimer un peu, de l'aider, mais tout l'avait sans cesse gênée chez la musaraigne. Tout, c'est-à-dire rien : pas de corps dans sa carcasse ; pas de regard dans son visage ; pas de tonalité dans sa voix. Rien partout.

Hier soir, Charles avait tâtonné le long de son visage. Ça avait été assez agréable, il faut le reconnaître, ces mains longues qui avaient effleuré si scrupuleusement tous les contours de sa figure comme si elle avait été imprimée en braille. Elle avait eu l'impression qu'il aurait voulu la toucher plus avant, mais elle n'avait pas fait un geste en ce sens. Au contraire, elle avait fait du café. Un café très bon d'ailleurs. Ça ne remplace pas une caresse bien sûr. Mais dans un sens, une caresse ne remplace pas un très bon café non plus. Mathilde estima que cette comparaison n'avait pas de sens, que les caresses et les bons cafés, ça n'était pas interchangeable.

Bien, soupira Mathilde à haute voix. Du doigt elle suivit un Lépadogaster à deux taches qui nageait sous la plaque de verre. Il fallait qu'elle les nourrisse, les poissons. Qu'est-ce qu'elle allait faire avec Charles et ses caresses ? Est-ce qu'il n'était pas temps qu'elle reparte dans la mer ? Puisqu'elle n'avait envie de suivre personne ce matin. Qu'est-ce qu'elle avait récolté à la surface de l'écorce en trois mois ? Un flic qui aurait dû être pute, un aveugle mauvais comme une teigne et caressant, un byzantiniste cercleur, une vieille tueuse. Une bonne récolte, au fond. Pas de quoi se plaindre. Elle aurait dû écrire tout ça. Ça serait plus marrant que d'écrire sur les pectorales des poissons.

— Oui mais quoi ? dit-elle tout haut en se levant d'un bloc. Écrire quoi ? Pour quoi faire, écrire ?

Pour raconter de la vie, se répondit-elle.

Foutaises ! Au moins sur les pectorales, on a quelque chose à raconter que personne ne sait. Mais le reste ? Pour quoi faire, écrire ? Pour séduire ? C'est ça ? Pour séduire les inconnus, comme si les connus ne te suffisaient pas ? Pour t'imaginer rassembler la quintessence du monde en quelques pages ? Quelle quintessence à la fin ? Quelle émotion du monde ? Quoi dire ? Même l'histoire de la vieille musaraigne n'est pas intéressante à dire. Écrire, c'est rater.

Mathilde se rassit, d'humeur sombre. Elle pensa qu'elle pensait décousu. Les pectorales, c'est très bien, ça.

Mais c'est parfois morose de ne parler que des pectorales, parce qu'on s'en fout encore plus que de la vieille Clémence.

Mathilde se redressa et rejeta tous ses cheveux noirs en arrière des deux mains. Très bien, jugea-t-elle, je fais un petit accès de métaphysique, ça va passer. Foutaises, murmura-t-elle encore. Je serais moins triste si Camille ne repartait pas ce soir. Encore partir. Si elle n'avait pas rencontré ce policier volant, elle ne serait pas obligée de vivre tout autour de la terre. Et écrire ça, ça vaudrait le coup ? Non.

Il était peut-être bien temps d'aller replonger dans une fosse marine. Et surtout, il était interdit de se demander pour quoi faire.

Pour quoi faire ? se demanda aussitôt Mathilde. Pour se faire du bien. Pour se mouiller. Voilà. Pour se mouiller.

* * *

Adamsberg roulait vite. Danglard comprenait qu'on allait vers Montargis mais il n'en savait pas plus. Et plus la route avançait, plus le visage du commissaire se contractait. Et les contrastes de ce visage s'intensifiaient au point de devenir quasi surréels. La gueule d'Adamsberg était comme ces lampes dont on peut faire varier l'intensité. Vraiment bizarre. Ce que Danglard ne comprenait pas, c'est qu'Adamsberg avait noué à sa façon une cravate noire sur sa vieille chemise blanche. Une cravate d'enterrement qui allait de travers. Danglard s'en inquiéta à haute voix.