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— Oui, répondit Adamsberg, j'ai mis cette cravate. Jolie coutume je trouve, non ?

Et ce fut tout. Sauf parfois la main qui se posait un instant sur son bras. Plus de deux heures après avoir quitté Paris, Adamsberg arrêta la voiture dans un chemin forestier. Là, il n'y avait plus la chaleur de l'été.

Danglard lut sur un panneau Forêt domaniale des Bertranges, et Adamsberg dit : « On y est », en serrant le frein à main.

Il descendit de voiture, respira, et regarda autour de lui en hochant la tête. Il étala une carte sur le capot et appela d'un signe Castreau, Delille, et les six hommes du fourgon.

— On va par là, indiqua-t-il. On fait ce sentier, puis celui-là et celui-là. Ensuite, on fera les sentiers de la partie sud. Il s'agit de sillonner toute la zone autour de cette baraque forestière.

En même temps, il faisait un petit rond avec le doigt sur la carte.

— Des cercles, toujours des cercles, murmura-t-il.

Il replia la carte en boule désordonnée et la tendit à Castreau.

— Sortez les chiens, ajouta-t-il.

Six bergers tenus en laisse dévalèrent du fourgon en faisant beaucoup de bruit. Danglard qui n'aimait pas trop ces bêtes-là se tenait un peu à l'écart, les bras croisés, retenant les pans de son ample veston gris en seule protection.

— Il faut tout ça pour la vieille Clémence ? demanda-t-il. Et comment vont-ils faire, les chiens ? Elle ne nous a même pas laissé un bout d'habit à renifler.

— J'ai ce qu'il faut, dit Adamsberg en sortant un petit paquet du fourgon, qu'il posa sous le nez des chiens.

— C'est de la viande pourrie, dit Delille en fronçant le nez.

— Ça sent la mort, dit Castreau.

— C'est vrai, dit Adamsberg.

Il fit un petit signe de tête et ils prirent le premier sentier qui partait sur leur droite. En tête, les chiens tiraient sur leur laisse en hurlant. L'un d'eux avait bouffé le bout de viande.

— Il est con, ce chien, dit Castreau.

— Je n'aime pas ça, dit Danglard. Pas du tout.

— Je m'en doute, dit Adamsberg.

La forêt, ça fait du bruit quand on marche dedans. Des bruits de branches qui se cassent, des bruits de bestioles qui se sauvent, des bruits d'oiseaux, des bruits d'hommes qui glissent sur les feuilles, des bruits de chiens qui en font voler partout.

Adamsberg avait son vieux pantalon noir. Il marchait les mains à moitié dans sa ceinture, la cravate passée sur l'épaule, muet, attentif au moindre écart des chiens. Il se passa trois quarts d'heure avant que deux chiens quittent en même temps le sentier, tournant brusquement vers la gauche. Là, il n'y avait plus de sente praticable. Il fallait passer sous les branches, contourner les troncs. Ils progressaient lentement, et les chiens tiraient. Une branche revint comme un boomerang dans le visage de Danglard.

Ça lui fit mal. Le chien de tête, le meilleur des chiens, celui qui s'appelait Alarm-Clock, et qu'on appelait Clock tout court, s'arrêta au bout d'une soixantaine de mètres. Il tourna sur lui-même, aboya en levant la tête, puis gémit et se coucha sur le sol, la tête droite, satisfait. Adamsberg s'était figé, les doigts serrés maintenant sur sa ceinture. Son regard balaya le minuscule espace où Clock s'était couché, quelques mètres carrés entre des chênes et des bouleaux. De la main, il toucha une branche basse qui avait été cassée, il y a des mois. La mousse avait poussé sur la flexure.

Ses lèvres s'entremêlèrent, comme à chacun de ses moments d'émotion. Danglard avait repéré ça.

— Rappelez tous les autres, dit Adamsberg.

Puis il regarda Declerc qui portait le sac de matériel et il lui fit signe qu'on pouvait commencer à travailler là. Danglard observa avec appréhension Declerc qui ouvrait le sac, qui sortait les pioches, les pelles, qui les distribuait.

Depuis une heure, il se refusait à penser qu'on cherchait ça. Mais il ne pouvait plus contourner l'évidence maintenant : on cherchait ça.

Des retrouvailles, j'espère, avait dit hier Adamsberg. Sa cravate noire. Le commissaire ne reculait donc devant aucun symbole, si lourd fût-il.

Ensuite, les pelles firent beaucoup de bruit, un bruit affreux où le fer racle contre les cailloux, et que Danglard avait entendu trop de fois. Le tas de terre qui montait peu à peu à côté de l'excavation, il l'avait vu trop de fois aussi. Les hommes savaient pelleter. Ils allaient vite, en pliant les genoux.

Adamsberg, qui ne quittait pas la fosse des yeux, retint Declerc par le bras.

— Allez-y doucement maintenant. Raclez doucement. Changez d'outils.

Il fallut éloigner les chiens. Ils faisaient trop de bruit.

— Les chiens s'énervent, observa Castreau.

Adamsberg hocha la tête et continua de fixer la fosse.

Declerc guidait les opérations. Il ôtait maintenant la terre avec une truelle légère. Et puis il recula d'un coup, comme s'il avait été attaqué. Il s'épongea le nez avec sa manche.

— Voilà, dit-il, c'est une main. Je crois. Je crois que c'est une main.

Danglard fit un effort prodigieux pour se décoller du tronc d'arbre contre lequel il s'était plaqué, et pour s'approcher de la fosse. Oui, c'était une main. Une terrible main.

Un homme dégageait le bras maintenant, un autre la tête, un autre des lambeaux de tissu bleu. Danglard eut le vertige. Il recula, cherchant de la main derrière son dos l'endroit où il avait bien pu laisser son bon tronc d'arbre, son bon chêne. Il tâta l'écorce, s'y incrusta fort, avec devant les yeux l'image entrevue d'un horrible cadavre, à la peau noire et coulante.

Je n'aurais jamais dû venir, pensa-t-il en fermant les yeux. Et il ne chercha même pas à savoir dans cet instant à qui pouvait être ce corps immonde, pourquoi on était venu le chercher, où on était, et pourquoi il ne comprenait rien. Tout ce qu'il savait, c'est que c'était raté pour les retrouvailles du commissaire. Le cadavre était là depuis des mois. Ça n'était donc pas Clémence.

Les hommes travaillèrent encore une heure dans une odeur qui devenait à mesure plus intolérable.

Danglard n'avait plus bougé d'un centimètre le long du tronc de son chêne réconfortant. Il gardait la tête levée. On ne voyait qu'un bout de ciel pas bien grand là-haut entre les sommets des arbres, et ce coin de forêt était sombre. Il entendit la voix douce d'Adamsberg qui disait :

— Ça suffit. On s'arrête. On va boire quelque chose.

On jeta les outils dans un coin, et Declerc sortit du sac un litre de cognac.

— Ce n'est pas du cognac sophistiqué, expliqua-t-il. Mais ça nous nettoiera un peu. Pas plus d'un fond de gobelet chacun.

— Interdit mais indispensable, dit Adamsberg.

Le commissaire fit quelques pas pour apporter un gobelet à Danglard. Il ne dit pas « Ça va ? » ou « Ça va mieux ?». En fait il ne dit rien du tout. Il savait que dans une demi-heure, ça allait un peu passer, que Danglard pourrait marcher. Tout le monde le savait, et personne ne l'emmerdait avec ça. Chacun était déjà assez occupé avec ses luttes internes autour de cette fosse puante.

Les neuf hommes s'assirent un peu à l'écart de l'excavation, près de Danglard qui restait debout. Le médecin tournoya encore autour de la fosse et revint les rejoindre.