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Un long moment la femme fixa le vide. Puis elle eut un gloussement amer.

— Eh bien Bon Dieu ! Ça lui ressemble, à ce salaud. Il ne voulait pas m’épouser, il disait que le monde était trop incertain pour qu’on fasse des projets pour la vie… alors je me disais, quand j’en serai passée par là, au moins j’aurai un fils pour mes vieux jours… Hé hé hé… et voilà, à la place j’ai un infirme à ma charge…

— Et le père ? fit le docteur en déglutissant pour lutter contre la nausée. (Mettons que ça aussi, ça faisait partie de la « crise » ; cette pensée n’arrangeait rien.)

— Lui ? Il a été tué. Je pensais bien que c’était comme ça qu’il finirait, vous savez, à partir du moment où les gens se sont mis à se battre. Oh, Bon Dieu de Bon Dieu.

— À présent, Miss Howson, nous allons vous apporter votre fils, dit l’infirmière.

Quand le médecin regagna le bureau de service, la femme aux cheveux courts l’attendait. Elle avait ôté la veste de son treillis et l’avait accrochée à une patère tandis qu’elle parcourait le registre des entrées. L’insigne de nationalité sur son épaule disait ISRAËL. Hors de propos, le docteur pensa qu’elle n’avait pas l’air d’une juive avec son nez mince comme un scalpel et ses yeux bleus perçants.

— Une nommée Howson, dit-elle en levant les yeux. Nous avions un dossier sur un certain Gerald Pond dont on a retrouvé le cadavre près du réservoir qu’ils ont dynamité juste au début du soulèvement. Il était censé avoir une amie nommée Howson.

— Ça pourrait être ça. (Le médecin s’effondra dans un fauteuil.) Je viens de l’accoucher d’un garçon. Infirme.

— Grave ?

— Une épaule plus haute que l’autre, une jambe plus courte que l’autre, difformité dorsale, un sacré gâchis. (Le médecin hésita.) Vous ne songez pas à l’emmener pour interrogatoire, Grands Dieux ! Elle a passé un sale moment sur la table d’accouchement, et à présent il faut qu’elle encaisse l’infirmité du môme. Ce serait monstrueux !

— Ne vous hâtez pas de conclure, dit l’Israélienne. Où est-elle ?

— Dans la salle. Quatrième lit en partant du fond.

— J’aimerais jeter un coup d’œil.

Elle se leva. Le médecin ne fit pas un mouvement pour l’accompagner. Il attendit qu’elle fût sortie, puis passa derrière le bureau et prit dans un tiroir la dernière cigarette de son dernier paquet. Il l’avait allumée et s’était réinstallé dans son fauteuil quand l’Israélienne revint.

— Vous l’arrêtez ? demanda-t-il d’un ton aigre.

— Non. (L’Israélienne s’assit vivement et cocha la copie carbone d’une liste qu’elle était en train de consulter.) Non, elle n’a pas de lien avec les terroristes. Elle est à peu près aussi apolitique qu’on peut l’être sans devenir gâteux. Elle avait peur de rester seule, elle doit avoir combien ? Quarante ans, et elle ne croyait pas que ce type, Pond, voulait vraiment dire ce qu’il disait. Il considérait le sexe comme une nécessité, et il la considérait comme un ingrédient nécessaire. Elle s’est raconté qu’elle pourrait briser son obsession de la révolution et du sabotage et le réduire à… la marche nuptiale, les meubles à crédit et toute cette sorte de choses… (Elle eut un sourire en coin.) Triste, hein ?

— Sur elle aussi, vous avez un dossier, j’imagine, fit le médecin d’un ton sarcastique. Vous ne venez pas de découvrir ce genre de détails dans l’instant.

— Humm ? Non, nous n’avons pas de dossier sur elle, et à mon avis ça ne vaut pas la peine d’en constituer un.

— Ah, bravo ! Je suis heureux de voir que vous savez de temps en temps arrêter les frais.

— Ce n’est pas nous qui semons la merde, vous savez, dit l’Israélienne. On fait seulement appel à nous pour éponger.

— Hé bien, la vache ! S’il vous suffit de… d’entrer dans cette salle et de regarder quelqu’un pour dire que ça ne va pas, tac, comme ça, c’est bien dommage que vous ne le fassiez pas avant que la merde soit semée plutôt qu’après.

Le médecin était très fatigué et, de plus, il en voulait beaucoup à ces étrangers polyglottes soutenus par l’opinion mondiale ; il savait à peine ce qu’il disait.

— Nous ne sommes pas encore assez, Docteur. Pas encore.

Et ça non plus, le docteur ne savait guère ce que cela voulait dire.

II

Au bout de trois jours ils renvoyèrent chez elle Sarah Howson avec l’enfant, et aussi avec des papiers : carte de rationnement d’urgence pour mère allaitant, bon de matériel sanitaire, bon d’assistance médicale, livret de tickets, bon de layette.

Elle revint à la longue rue étroite et à sa double rangée d’identiques maisons à trois étages, aux façades couvertes d’un enduit jaune craquelé, avec les ordures qui s’empilaient dans les caniveaux parce que la « crise » avait interrompu le service municipal de ramassage. Le lendemain de son retour, une paire de gros camions du même vert que les uniformes des soldats descendit la rue en grondant. L’un d’eux mangeait les ordures avec une lame au-dessus de quoi un rouleau brosseur tournait comme une moustache sale ; l’autre arrosait la chaussée d’un germicide odorant. C’étaient encore des charrettes qui vendaient l’eau ; il faudrait peut-être des mois pour réparer le réservoir que Gerald Pond et ses compagnons avaient si efficacement dynamité, et il ne pleuvait guère à cette époque de l’année.

Elle passa la soirée de son retour à dégager ses deux pièces de tout ce qui pouvait lui rappeler Gerald Pond : vieux vêtements, chaussures, lettres, livres politisés. Elle garda les romans, non pour les lire mais parce qu’ils étaient peut-être vendables. Si le bébé ne s’était pas tenu tranquille, elle l’aurait de bon cœur jeté avec le reste, et Gerald Howson aurait sans le savoir quitté le monde qui n’en aurait rien su.

Mais c’était un enfant passif, alors et plus tard. La faim pouvait susciter des pleurs ténus ; le bruit ne durait pas et il acceptait l’inconfort comme une réalité de l’existence, car le simple fait de vivre était inconfortable dans son corps difforme.

Le soir où le petit Gerald achevait sa première semaine d’existence individuelle, les soldats descendirent la rue dans un camion ouvert. Quatre soldats, un officier, un chauffeur. Le chauffeur stoppa devant l’entrée de la maison où logeait Sarah Howson, se glissant dans l’espace entre deux voitures en stationnement, mais sans essayer vraiment de se ranger contre le trottoir. La « crise » avait aussi interrompu la distribution d’essence ; la plupart des voitures qui se trouvaient là n’avaient pas bougé depuis une quinzaine, et déjà les mômes avaient commencé de les traiter comme des épaves, lacérant les pneus, ouvrant les bouchons de réservoirs, gravant sur la peinture des noms et des gros mots avec des couteaux ou leurs ongles.

Deux des soldats attendirent, au repos, près de la porte de la maison. Leurs pattes d’épaule disaient PAKISTAN et ils étaient grands, beaux, charnus, et ils faisaient de grands sourires éclatants tandis qu’ils bavardaient. Mais ils avaient aussi des armes à la bretelle.

Les deux autres soldats et l’officier tambourinèrent à la porte jusqu’à ce qu’on les fasse entrer. Ils montèrent avec le propriétaire effrayé, jusqu’en haut, jusqu’aux deux pièces de Sarah Howson. Là, ils frappèrent de nouveau.

Quand elle ouvrit, la femme dégonflée avec sa grande robe de rayonne ceinturée d’un large tablier, l’officier fut courtois et salua comme à la parade.

— Miss Sarah Howson ?

— Oui. Qu’est-ce que c’est ?

— Je crois savoir que vous étiez une… heu… une amie intime de Gerald Pond. Exact ?