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— Infirmière, ramenez le bébé Howson dans le hall, je vous prie.

III

Les choses continuèrent un moment d’aller mal. Les boutiques restaient fermées ; par surgissements sporadiques, les terroristes battus confirmaient qu’ils étaient encore capables de frapper à l’aveuglette, comme des enfants exaspérés. Il y eut quelques incendies, et le principal pont de la cité fut fermé deux jours après une explosion de plastic.

La quiétude revint petit à petit, comme en suintant. Sarah Howson ne se souciait nullement de suivre sa progression. Il y eut des informations à la TV quand les programmes reprirent ; il y avait aussi – depuis le début de la crise – les informations de la radio. Parfois Sarah saisissait des bribes de nouvelles : quelque chose sur le nouveau gouvernement, sur les prêts et les conseillers étrangers et les services d’assistance sociale… Cela dépassait son champ de vision.

Chacun s’accordait à dire que les choses étaient pires maintenant. En fait, du point de vue matériel, les choses allaient légèrement mieux. Ce qui déprimait tant les gens, c’était une considération subjective. C’était arrivé ici. Nous, nos familles, notre ville, notre pays, avions été humiliés à la face du monde ; on avait assassiné dans nos rues, il y avait eu des explosions de dynamite et des actes de terrorisme ici. La honte et l’autocondamnation se changèrent vivement en dépression et en apathie.

Il n’y eut pas vraiment de crise économique, et peu de chômage, durant les quelques années qui suivirent, mais il semblait que manquât un peu du parfum de la vie. La mode ne changeait plus si vite ni si allègrement. Les voitures n’avaient plus de décorations saisissantes, elles étaient devenues fonctionnelles et monotones. Les gens sentaient obscurément que les petits luxes étaient une trahison ; ils voulaient qu’on les voie s’activer plutôt dans la recherche d’un nouvel objectif pour la nation, un symbole qui les laverait aux yeux du monde de leur effondrement.

Sarah Howson traversa cette période comme une somnambule, jalonnant sa vie d’événements routiniers. Un moment il y eut une sorte d’allocation en bons échangeables dans des magasins précis – juste assez pour les entretenir, elle et son enfant. Elle ne prit pas la peine d’en comprendre la source, quoique ce genre de chose fût très discuté par les gens, qui généralement condamnaient le principe de donner une allocation à des femmes comme Sarah Howson, qui avait commis le double crime de porter un enfant illégitime et de se lier à un terroriste connu. Mais elle entendait rarement ces propos ; presque personne ne lui parlait, à présent, dans la rue où elle vivait.

Quand l’allocation cessa, elle travailla un moment à faire le ménage dans des bureaux et à servir au comptoir d’une cantine. Les salaires étaient bas, cela faisait partie de la réaction générale contre le bien-être, consécutive au soulèvement. Elle rechercha sans succès des emplois mieux payés.

Puis elle rencontra un veuf avec un fils adolescent et une fille, et qui voulait une femme à tout faire et ne se souciait pas de son aspect décrépit ni du gosse. Elle déménagea pour s’installer à l’autre bout de la ville dans l’appartement du veuf, dans un grand bloc d’immeubles croulants, et se trouva enfin à l’abri de la pauvreté. Il y avait un lit et un toit, à manger, un peu d’argent de poche pour les vêtements, pour l’enfant, pour un flacon d’alcool le samedi soir.

Le jeune Gerald supportait sans protester ce qui lui arrivait : être mis à la crèche quand sa mère faisait des ménages, être mis de côté comme un objet quand ils s’installèrent chez le veuf. À la crèche, naturellement, on avait manifesté de la compassion pour sa difformité et l’on avait fouillé ses antécédents médicaux, qui étaient déjà abondants. Mais il n’y avait rien d’autre à faire que d’exercer ses membres et lui enseigner à en faire le meilleur usage possible. Il apprit à parler tard mais rapidement ; il surveillait le monde de ses yeux graves et brillants dans son visage d’idiot, et il passa sans difficulté du concret aux concepts abstraits comme s’il avait délibérément retardé le moment de parler jusqu’à ce qu’il ait eu étudié la question à fond.

Mais à ce moment on cessa de l’envoyer à la crèche de sorte qu’il ne se trouva personne de compétent pour remarquer ce développement plein de promesses.

Ramper lui était douloureux ; il ne le fit que pendant une brève période, poussant des gémissements après une courte excursion à quatre pattes comme un chien qui a une épine dans la patte. Il eut quatre ans avant de pouvoir suffisamment coordonner ses membres maladroits pour se tenir debout sans soutien, mais il avait déjà appris à faire le tour d’une pièce en s’appuyant au mur d’une main ou en agrippant les chaises et les tables. Lorsqu’il put se tenir debout sans s’écrouler, il sembla presque se forcer pour achever la tâche ; tanguant sur ses jambes lentes et inégales, il se plaça au milieu de la pièce – tomba – se redressa sans la moindre plainte et essaya encore.

Il devait toujours boiter, mais du moins, lorsque vint le moment d’aller à l’école, pouvait-il marcher en ligne droite, réussir une course claudicante de vingt mètres, et monter des escaliers en utilisant alternativement chaque pied au lieu de poser les deux sur chaque marche.

Lorsqu’elle ressentait envers son fils davantage que son habituelle résignation, Sarah Howson l’emmenait avec elle dans les magasins, accueillant avec un air de défi les murmures faussement apitoyés qui naissaient inévitablement autour d’elle. Ici, dans cette partie de la ville, on ne la connaissait pas comme la maîtresse de Gerald Pond. Mais l’emmener dehors impliquait qu’elle descende le fauteuil roulant pliable dans les escaliers tortueux de la maison, aussi ne le faisait-elle pas souvent. Avant de partir pour se marier, la fille du veuf l’emmena quelquefois dans un parc pour enfants, le mit sur les balançoires et lui montra les animaux – un poney, des lapins, des écureuils et des galagos. Mais la dernière fois, il resta assis en silence à contempler l’agilité des singes, et des larmes coulèrent sur ses joues.

Il y avait une télévision dans l’appartement, et il apprit de bonne heure à l’allumer et à changer de chaîne. Il passait beaucoup de temps à la regarder, manifestement sans comprendre un dixième de ce qu’il voyait – et pourtant peut-être comprenait-il ; impossible de le savoir. Une chose était certaine bien que surprenante : avant de commencer à aller à l’école, avant de pouvoir lire ou écrire, on pouvait se fier à lui pour répondre au téléphone et retenir un message sans se tromper, même si celui-ci comportait un numéro de téléphone interurbain à dix chiffres. Il avait vu peu de livres avant de commencer à aller en classe. Ses premiers pas vers la lecture se firent à cause de la télévision. Il comprit par lui-même le rapport son-symbole, et l’école ne fit que lui en fournir les détails car il possédait déjà l’idée d’ensemble. Il progressait si vite que l’institutrice à laquelle il avait été confié vint trouver sa mère au bout de six semaines. Elle était jeune et idéaliste et possédait un sens aigu de l’état d’esprit qui prévalait alors dans le pays.

Elle tenta de persuader Sarah Howson que son fils était un enfant trop prometteur pour qu’on le laissât souffrir les coups et les quolibets des autres dans une école ordinaire. Le gouvernement avait récemment ouvert un certain nombre d’écoles – dont l’une dans les faubourgs de la ville – pour les enfants ayant besoin d’un traitement particulier. Pourquoi – demanda-t-elle – ne pas s’arranger pour l’y faire transférer ?