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La perplexité de Howson fut interrompue par l’obscurité qui se fit dans la salle, et il oublia tout sauf les énormes images colorées qui paradaient sur l’écran. Nuit et jour ses rêves étaient peuplés par les films, la TV et les magazines ; il préférait les films parce que ses compagnons de spectacle ne se souciaient pas de sa présence ; quoique les gens soient assez disposés à le laisser regarder la télévision chez eux, il y avait toujours un sentiment de gêne.

De plus, il lui semblait puiser à chaque souffle dans le contentement du reste du public qui ajoutait au sien.

D’abord, un documentaire, Terrains de jeu de la Terre. La musique violente du ressac à Bondi Beach, le bourdonnement des voitures à turbine filant sur une autoroute du Sahara, le crissement et l’élancement des skis sur une pente alpine et puis le crachement de plates-formes à pulsoréacteurs sur les eaux bleues du Pacifique. Howson ferma ses oreilles au commentaire sirupeux et « humoristique ». Il faisait son propre commentaire, comme s’il pouvait changer de personnalité comme on change de vitesse, choisissant une tournure d’esprit virile et à la coule pour regarder les filles quasi nues de Bondi, une attention inquiète, presque féminine pour les sauteurs à ski – idées de chute, traumatismes, fractures… Il se rétracta à l’évocation d’un arbre d’où il était tombé.

Et ainsi de suite d’un bout à l’autre. Mais les voitures lui restèrent surtout dans l’esprit. Être sur l’autoroute du Sahara, filer d’un coup comme un couteau sur trois cents kilomètres, et sans boiter ; la glace photosensible du toit obscurcie automatiquement contre le soleil sauvage, le compte-tours de la turbine stable sur deux cent mille tours, les équipes d’hommes à peau sombre au travail sur les chasse-sable, tous les dix kilomètres, les oasis artificielles qu’on aperçoit une fraction de seconde, cernées de sable, où des gens, avec de l’eau et une herbe robuste et des conifères mutés, luttent pour récupérer un sol jadis fertile – voilà un rêve qui méritait d’être chéri. Publicités. Bande annonce. Son esprit errait et son attention se fixa brièvement sur l’homme en brun, qui consultait derechef sa montre et regardait autour de lui comme s’il attendait quelqu’un. Une petite amie ? Non, semblait-il. Howson laissa le problème se dissoudre tandis que le générique du grand film surgissait sur l’écran.

Howson ne savait pas grand-chose de son père ; il avait appris le tact très tôt parce que c’était le complément, en fait, du traitement qu’on lui avait fait subir à l’école ; de sorte qu’au lieu de questionner directement sa mère, il avait dû se contenter d’assembler des bribes d’informations. Il ne savait encore presque rien de la crise politique qui avait été en gestation en même temps que lui et dont les pires conséquences avaient disparu au moment où il commença à se soucier de sujets comme les nouvelles ou les affaires internationales.

Même ainsi il avait le pressentiment de quelque chose de particulier devant les films de ce genre. Absurdes, spectaculaires, violents et mélodramatiques, ils prenaient toujours pour sujet central le terrorisme, ou la prévention de la guerre dans quelque coin coloré du monde, et leurs héros étaient les mystérieux et à demi incompréhensibles agents de l’O.N.U. qui lisaient les pensées – les honorables espions, les télépathes.

Sur l’écran à présent, une romance. Un agent liseur de pensée, beau, grand et bien bâti, rencontre une télépathe grande, blonde, belle et tristement égarée, maintenue sous hypnose par un groupe fanatique qui veut faire sauter une centrale nucléaire. Dans l’assistance, les gens un peu âgés se tortillaient légèrement sous le chaos d’images trop familières : camions vert olive qui filent en grondant sous la lune, soldats qui se déploient sans hâte aux principaux carrefours d’une grande ville, enfant abandonné qui erre en pleurant dans des ruelles silencieuses. Manifestement, on avait tenté parfois de s’inspirer de la réalité, mais pas trop souvent. Il y avait par exemple une télépathe juive maternelle qui était censée ressembler à la légendaire Ilse Kronstadt ; dans les premiers rangs du public, des adolescentes qui avaient laissé la main de leur partenaire frôler leur sein de trop près, s’inquiétèrent à l’idée horrible mais délicieuse que des mères réelles liraient plus tard ce souvenir en elles – idée horrible parce qu’il y aurait une réaction violente, mais délicieuse aussi l’idée qu’on pouvait compter sur ses parents, en fin de compte.

Et les garçons se demandaient comment c’est d’être télépathe, et de savoir avec certitude si la fille sera d’accord ou pas, et puis le pouvoir, et puis l’argent.

Cependant, Howson. Il ne lui paraissait pas particulièrement subtil de comprendre que les choses ne se passaient pas réellement de cette façon ; pour lui, cette représentation fictive était du même ordre qu’un effet de caméra, une chose qu’on accepte en soi, avec sa logique artificielle propre. Les fantasmes du garçon et son environnement réel étaient trop hétérogènes pour qu’il les confonde.

Son handicap génétique lui avait au moins épargné toute obsession d’ordre sexuel, et il ressentait une vague gratitude à l’idée de ne pas éprouver des désirs insupportables dont son aspect aurait absolument empêché la satisfaction. Mais il avait soif d’être accepté, et se gobergeait des miettes de conversation qu’on lui accordait.

De même son point de vue sur les télépathes était différent : c’étaient des gens en marge, à cause d’une anomalie mentale plutôt que physique. Il était suffisamment cynique pour s’être rendu compte que l’admiration à l’égard des télépathes, provoquée par ce film, par d’autres films analogues, par des informations données par l’État, était artificielle. Les télépathes étaient des gens d’ailleurs, inaccessibles et merveilleux comme la neige sur des montagnes lointaines. L’idée de pouvoir surprendre des secrets dans l’esprit des autres gens plaisait au public autour de lui, mais, si soigneusement que le dialogue et l’action éludent la question, à l’instant où surgissait son corollaire – l’idée qu’on lise dans votre esprit –, il y avait une répulsion violente.

On avait pris des précautions inouïes pour informer le public de leur existence. On avait délibérément laissé gonfler les rumeurs, jusqu’à l’absurde, pour les dégonfler par un calme communiqué officiel qui devenait crédible par contraste. Aux informations, on annonçait discrètement de menues cérémonies. Tel télépathe de l’O.N.U. a reçu aujourd’hui la plus haute décoration de tel pays récemment sauvé de la guerre civile. Quant aux personnes réelles cachées derrière l’image publique, on aurait pu les chercher indéfiniment et n’aboutir qu’à quelques noms, quelques photos floues, quelques informations déformées.

Même derrière un mélodrame aussi controuvé que ce film, il y avait une ligne politique, Howson en était sûr. C’est pourquoi il était envieux. Il savait sans doute possible que si l’on n’avait pas amorti le choc donné au public par l’anormalité des télépathes, ce choc aurait finalement engendré des persécutions, peut-être des pogroms. Mais parce que les télépathes étaient importants, on avait amorti le choc. Et l’on mobilisait les ressources du monde pour les aider.

Son esprit vagabonda et fut saisi par l’homme brun, qui n’était plus seul. Il se penchait vers un autre homme qui était venu s’asseoir, sans qu’Howson s’en rendît compte, dans le fauteuil sur lequel l’homme en brun avait initialement jeté son manteau. Fouillant sa mémoire, Howson se rappela qu’il avait vu la porte des toilettes s’ouvrir par deux fois durant les quelques minutes précédentes.