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Il écouta par curiosité et se mit soudain à transpirer. Il saisit des bouts de phrases murmurées, et reconstitua le reste.

Bateau sur la rivière… Deux heures du matin au Black Wharf… Cudgels a une mise personnelle ce coup-ci… Un bon demi-million, j’dirai… Petite diversion pour Le Serpent, ça occupera ses hommes à l’autre bout de la ville… Pas de problème avec les flics, le sergent est acheté…

Les hommes échangèrent un mauvais sourire. Celui qui venait d’arriver se leva et retourna aux toilettes ; avant qu’il fût ressorti et eût regagné son fauteuil initial ailleurs dans la salle, l’homme en brun avait mis son manteau sur son bras et se dirigeait vers la sortie. Howson demeurait figé, on lui donnait une chance d’être important à l’instant même où il l’avait souhaité.

Cudgels… Le Serpent : Oui, c’était sûr. Il ne s’était jamais mêlé à ce genre d’affaires, mais on ne pouvait pas vivre dans cette partie ruinée de la ville sans entendre parfois ces noms-là ni apprendre que c’étaient des chefs de gangs rivaux. On démolissait un night-club, on cassait une vitrine, on ramassait un jeune dur dans une ruelle pleine de boîtes à ordures alignées et de sang répandu ; et alors il était question de Cudgels Lister et de Horace Hampton, Le Serpent. Et parfois un jeune type à la coule montrait une voiture du doigt.

— Voilà le bon moyen d’être au sommet. C’est comme ça que je ferai, un de ces jours !

Douloureusement, la respiration difficile et sonore, Howson se força à faire le choix crucial.

V

La rue s’appelait toujours Grand Avenue, mais elle avait été un point focal durant la crise. Après, les gens l’avaient évitée, amorçant le déclin qui réduisait aujourd’hui les maisons du quartier à un statut à peine supérieur à celui des taudis. Même ainsi, elle était bien éclairée, et les boutiques clinquantes avaient des vitrines éblouissantes ; en temps normal, Howson l’aurait évitée. Il préférait le côté sombre des rues, et la nuit au jour.

Présentement, le cœur battant, il l’affrontait. Il y avait un endroit à l’extrémité de la rue – un club avec bar – qui servait de façade au Serpent pour les impôts et d’autres circonstances. Il était inutile qu’il tentât de donner une expression sévère à son visage difforme pour la rencontre à laquelle il se forçait ; c’est ce que lui dit une glace, comme il passait devant la porte d’un coiffeur. Le mieux qu’il pouvait espérer était d’avoir l’air, disons, désinvolte.

Nom de Dieu. C’était ce qu’il avait à dire qui comptait.

Le bar était tout chromes, miroirs et néons. Haut sur les murs, des diffuseurs déversaient de la musique. Des buveurs qui commençaient tôt étaient attablés par groupes de deux ou trois, mais il n’y avait encore personne au bar. Un barman à l’air ennuyé s’appuya sur ses coudes et dévisagea l’étranger petit et boiteux.

— Qu’est-ce que ce sera ?

— Est-ce que… heu… M. Hampton est là ?

Le barman ôta ses coudes du comptoir.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, Tordu ? Il se produit pas en public !

— J’ai quelque chose qu’il aimera entendre, dit Howson, maudissant intérieurement le son flûté dont il disposait en guise de voix.

— Il sait tout ce qu’il veut savoir, fit le barman d’un ton bref. La porte est là. Prends-la.

Il saisit un chiffon mouillé et se mit à éponger des ronds de bière sur le comptoir.

Howson regarda autour de lui et se lécha les lèvres. Les buveurs avaient décidé de ne plus le regarder. Encouragé, il entreprit la manœuvre indirecte nécessaire pour affronter de nouveau le barman.

— C’est au sujet d’une affaire de Cudgels,
chuchota-t-il.

Son murmure valait mieux que sa voix habituelle : il était moins bizarre.

— Depuis quand est-ce que Cudgels te raconte ses affaires ? fit le barman d’un ton aigre. (Mais il médita la question, puis après un silence, haussa les épaules. Il se pencha sous le bar et sembla chercher quelque chose à tâtons – un avertisseur peut-être. Peu après, une porte s’ouvrit derrière le bar, livrant passage à un homme aux cheveux noirs et huileux.) Ce tordu-là veut vendre des renseignements sur Cudgels à M. Hampton, dit le barman.

L’homme aux cheveux huileux regarda Howson d’un air incrédule. Puis il haussa les épaules et fit un geste ; le battant du comptoir fut levé et Howson passa derrière en boitant.

Au fond, il y avait la réserve du bar. Cheveux-Huileux la fit traverser à Howson, entrant par une porte bordée de feutre rouge, puis au bout d’un couloir faiblement éclairé, il lui fit franchir une porte semblable à la première. Là, il le fit asseoir dans une pièce meublée de quatre fauteuils de velours rouge identiques, décorée de piliers dorés et de beaux tableaux abstraits.

— Attends, dit Cheveux-Huileux d’un ton bref, et il sortit.

Howson, très tendu, se tenait assis sur le bord des coussins de velours, laissant errer son regard sur la pièce, tandis qu’il essayait de deviner ce qui se passait derrière ces murs. Il crut entendre un cliquettement, et se rappela une scène dans un de ses films préférés. La roulette. Il y avait de l’anxiété dans l’air. Ce devait être à cause de cela.

Bientôt Cheveux-Huileux revint, lui fit signe de le suivre et l’introduisit cette fois dans une sorte de cabinet de travail où, derrière une table chargée de téléphones, trônait un homme décharné aux mains pâles, flanqué de jeunes gens élancés semblables à des gardes. Lorsque Howson entra dans la pièce, les visages changèrent d’expression : la méfiance fit place à l’étonnement.

En regardant l’homme assis derrière le bureau, Howson pouvait comprendre pourquoi on l’appelait Le Serpent. Sa simple présence évoquait des intrigues : la ruse imprégnait les iris sombres de ses yeux.

Il étudia longuement Howson, puis leva un sourcil pour questionner silencieusement Cheveux-Huileux.

— Le Tordu veut vendre des informations sur Cudgels. C’est tout ce que je sais.

— Hmmm… (Le Serpent frotta son menton lisse.) Et il est venu sans s’annoncer. Intéressant. Qui es-tu, Tordu ?

Howson se racla la gorge.

— Je m’appelle Gerry Howson, dit-il. J’étais au cinéma, il y a une heure. Il y avait ce type qui attendait que quelqu’un vienne s’asseoir à côté de lui pendant le film. Ils se sont parlé à voix basse, et je les ai entendus.

— Hein-hein, commenta Le Serpent. Et alors ?

— C’est ici qu’on gagne la prime, suggéra Cheveux Huileux.

— Silence, Col-de-Chemise, dit Le Serpent sans quitter Howson des yeux.

— Un bateau remonte la rivière et arrive au Black Wharf à deux heures du matin. Je ne suis pas sûr que ce soit cette nuit, mais je le crois. Il y a un demi-million de marchandise dedans.

Howson attendit, pensant à retardement que Col-de-Chemise avait probablement raison : il aurait dû donner son prix, au moins, ou bien donner l’information par étapes. Puis il se reprit. Non, il avait agi comme il fallait. Le silence était total. Et ça durait.

— Alors c’est comme ça qu’il s’y prend, fit enfin Le Serpent. T’entends, Col-de-Chemise ? Ben, si t’as entendu, qu’est-ce que t’attends ?

Col-de-Chemise déglutit perceptiblement et se rua sur un des téléphones du bureau. Il y eut encore un silence, pendant lequel les deux gardes considérèrent Howson avec intérêt.

— Gismo ? fit Col-de-Chemise à voix basse. Ici Col-de-Chemise. Tu peux parler ?… Appel général. Un peu de travail de nuit… Ouais, d’accord. Pas plus de deux heures. À l’aise !

Il raccrocha. Le Serpent se levait. Quand l’opération fut achevée, Howson sentit la panique l’étreindre.