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Il était haletant; à chaque mot son singulier état d’émotion s’accentuait.

– Eh bien?… fit avec emportement Elisabeth Prokofievna que le ton de sa voix avait frappée. – Eh bien?

– J’ai déjà entendu raconter à votre sujet beaucoup de choses du même genre… avec une vive joie… j’ai appris à vous porter la plus haute estime, continua Hippolyte.

Il parlait avec l’air de vouloir exprimer tout autre chose que ce qu’il disait. Son débit trahissait, en même temps qu’une intention de sarcasme, une agitation désordonnée; il jetait autour de lui des regards soupçonneux, s’embrouillait et se perdait à chaque mot. Avec sa mine de phtisique, ses yeux étincelants et son regard exalté, c’était plus qu’il n’en fallait pour retenir sur lui l’attention générale.

– Même en ne sachant rien du monde (ce que je reconnais), j’aurais pu m’étonner de vous voir, non seulement rester vous-même dans une société comme la nôtre, que vous jugez peu convenable, mais encore laisser ces… jeunes filles écouter une affaire scabreuse, quoique la lecture des romans leur ait déjà tout appris. Au surplus il se peut que je ne sache pas… car mes idées s’embrouillent; mais en tout cas, personne, hormis vous, ne serait resté… sur la demande d’un gamin (oui, un gamin je le reconnais aussi) à passer la soirée avec lui et… à prendre part à tout… quitte à en rougir le lendemain… (je conviens du reste que je m’exprime de travers). Tout ceci me paraît fort louable et profondément respectable, encore que le visage de votre mari exprime clairement combien Son Excellence est choquée de ce qui se passe ici… Hi, hi!

Il éclata de rire, s’embrouilla tout à lait, puis fut secoué par une quinte de toux qui, pendant deux minutes, l’empêcha de continuer.

– Le voilà maintenant qui étouffe! fit d’un ton froid et sec Elisabeth Prokofievna, en le regardant avec une curiosité dénuée de sympathie. – Allons, mon petit, en voilà assez! Il est temps d’en finir.

– Laissez-moi aussi vous faire observer une chose, mon petit monsieur, intervint Ivan Fiodorovitch, outré et perdant patience. Ma femme est ici chez le prince Léon Nicolaïévitch, notre voisin et commun ami. Ce n’est pas, en tout état de cause, à vous, un jeune homme, qu’il appartient de juger les actions d’Elisabeth Prokofievna ni d’exprimer à haute voix, en ma présence, ce que vous croyez lire sur mon visage. Est-ce compris? Et si ma femme est restée ici, continua-t-il en s’échauffant au fur et à mesure qu’il parlait, c’est plutôt, monsieur, par l’effet d’une surprise et d’une curiosité bien compréhensible à la vue des singuliers jeunes gens d’aujourd’hui. Moi aussi je suis resté, comme je reste parfois dans la rue lorsque j’aperçois une chose que l’on peut considérer comme… comme… comme…

– Comme une rareté, vint à la rescousse Eugène Pavlovitch.

– C’est cela, c’est le mot juste, fit avec empressement Son Excellence, empêtrée dans la recherche d’une comparaison.

– En tout cas, ce qui me semble surtout étonnant et afflictif – si la grammaire me permet d’employer ce terme, – c’est que vous n’ayez même pas su comprendre, jeune homme, qu’Elisabeth. Prokofievna n’était restée maintenant avec vous que parce que vous étiez malade – en tenant pour exact que vous soyez sur le point de mourir. Elle a agi, pour ainsi dire, par compassion, en entendant vos apitoyantes paroles. Aucune souillure, monsieur, ne pourra jamais atteindre son nom, ses qualités, son rang social… Elisabeth Prokofievna! conclut le général rouge de colère, si tu veux partir, nous dirons adieu à notre bon prince et…

– Je vous remercie de la leçon, général, interrompit Hippolyte avec un accent de gravité inattendu et en fixant sur Ivan Fiodorovitch un regard songeur.

– Allons-nous-en, maman, cela peut encore durer longtemps! proféra, en se levant, Aglaé sur un ton de colère et d’impatience.

– Encore deux minutes, si tu le veux bien, mon cher Ivan Fiodorovitch, dit avec dignité Elisabeth Prokofievna en se tournant vers son mari. – Je crois qu’il est en proie à un accès de fièvre et qu’il a tout bonnement le délire; je le vois à ses yeux; on ne peut pas l’abandonner dans cet état. Léon Nicolaïévitch, ne pourrait-il pas passer la nuit chez toi, pour qu’on n’ait pas aujourd’hui à le traîner à Pétersbourg? Cher prince [90], vous ne vous ennuyez pas? ajouta-t-elle en s’adressant inopinément au prince Stch… – Viens ici, Alexandra, recoiffe-toi un peu, ma chère.

Elle lui arrangea les cheveux, bien que ceux-ci ne fussent nullement en désordre, puis elle l’embrassa; c’était la seule raison pour laquelle elle l’avait fait approcher.

– Je vous croyais capable d’un certain développement mental,… reprit Hippolyte sortant de sa rêverie… Oui, voilà ce que je voulais vous dire, ajouta-t-il avec la satisfaction d’un homme qui se remémore une chose oubliée; voyez Bourdovski: il veut sincèrement défendre sa mère, n’est-ce pas? Et au bout du compte il la déshonore. Voyez le prince: il désire venir en aide à Bourdovski et c’est de bon cœur qu’il lui offre sa plus tendre affection et de l’argent; peut-être même est-il le seul de nous tous qui n’éprouve pas de répulsion pour lui. Or, les voilà dressés l’un contre l’autre comme de véritables ennemis… Ha! ha! ha! Vous haïssez tous Bourdovski parce que, selon votre jugement, il se comporte avec sa mère d’une manière choquante et inélégante, n’est-ce pas? C’est cela? C’est bien cela? Vous êtes tous furieusement attachés à la beauté et à l’élégance des formes; pour vous c’est la seule chose qui compte, n’est-il pas vrai? (Il y a longtemps que je soupçonnais que vous ne teniez qu’à cela.) Eh bien! sachez qu’aucun de vous, peut-être, n’a aimé sa mère comme Bourdovski aime la sienne! Vous, prince, je sais qu’à l’insu de tout le monde, vous avez envoyé par Gania de l’argent à cette femme. Eh bien! je suis prêt à parier que Bourdovski vous accusera maintenant d’avoir manqué de tact et d’égards vis-à-vis de sa mère. Oui, en vérité! Ha! ha! ha!

Le rire convulsif dont il avait accompagné ces derniers mots fut interrompu par un nouvel accès d’oppression et par une quinte de toux.

– Allons, c’est tout? Tu as dit tout ce que tu voulais? Alors va maintenant te mettre au lit; tu as la fièvre, fit Elisabeth Prokofievna impatientée et qui ne détachait pas de lui son regard inquiet. – Ah! mon Dieu! le voilà qui recommence!

– Vous riez, il me semble? Pourquoi riez-vous toujours de moi? Je l’ai bien remarqué, fit soudain Hippolyte en s’adressant à Eugène Pavlovitch sur un ton d’irritation.

Ce dernier riait en effet.

– Je voulais seulement vous demander, monsieur… Hippolyte… excusez, j’ai oublié votre nom de famille.

– Monsieur Térentiev, dit le prince.

– Ah oui! Térentiev; merci, prince; on me l’a dit tantôt, mais ce nom m’était sorti de la mémoire… Je voulais vous demander, monsieur Térentiev, si ce qu’on m’a rapporté de vous est exact: vous estimez, paraît-il, qu’il vous suffirait de parler au peuple, de votre fenêtre, pendant un quart d’heure, pour que la foule fût aussitôt acquise à vos idées et se mît à vous suivre?

– Il est fort possible que j’aie dit cela,… répondit Hippolyte en s’efforçant de rappeler ses souvenirs… Oui, je l’ai sûrement dit! ajouta-t-il tout d’un coup en s’animant de nouveau et en fixant résolument Eugène Pavlovitch. – Qu’en déduisez-vous?

– Absolument rien; je n’ai demandé cela qu’à titre de renseignement.

Eugène Pavlovitch se tut. Hippolyte le regardait toujours comme s’il attendait anxieusement la suite.

– Eh bien! as-tu terminé? demanda Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Dépêche-toi de finir, mon ami; il est temps qu’il aille dormir. Ou alors tu ne sais comment t’en sortir?

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[90] En français dans le texte. – N. d. T.