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Bonjour, notre bonne Marie [20]. Dès qu’elle les apercevait ou entendait leur voix, elle se ranimait tout à fait, s’efforçait de se soulever sur ses coudes et les remerciait d’un signe de tête. Comme par le passé, ils lui apportaient des friandises, mais elle ne mangeait presque rien. Je vous assure que, grâce à eux, elle mourut presque heureuse; grâce à eux, elle oublia sa noire infortune. Et elle reçut en quelque sorte son pardon par leur entremise, car elle se considéra jusqu’au bout comme une grande criminelle. Semblables à de petits oiseaux qui seraient venus battre des ailes sous sa fenêtre, ils lui criaient chaque matin: Nous t’aimons, Marie [21]. Elle mourut beaucoup plus rapidement que je ne l’aurais pensé. La veille de sa mort, avant le coucher du soleil, j’allai la voir; elle parut me reconnaître et je lui serrai la main pour la dernière fois; comme cette main était décharnée! Le lendemain matin, on vint brusquement m’annoncer qu’elle était morte. Alors il devint impossible de retenir les enfants: ils couvrirent son cercueil de fleurs et lui placèrent une couronne sur la tête. À l’église, le pasteur, devant la morte, fit taire ses griefs; d’ailleurs il y eut peu de monde à l’enterrement, quelques curieux tout au plus; mais, au moment de la levée du corps, les enfants se précipitèrent en foule pour porter eux-mêmes le cercueil. Comme ils n’étaient pas de force à le faire, on les aida; tous escortèrent le convoi en pleurant. Depuis lors, la tombe de Marie est toujours pieusement entretenue par les enfants, qui l’ornent chaque année de fleurs et ont planté des rosiers tout autour. C’est surtout après cet enterrement que les gens du village se mirent tous à me persécuter à cause de mon influence sur les enfants. Les principaux instigateurs de cette persécution furent le pasteur et le maître d’école. On alla jusqu’à interdire formellement aux enfants de me voir, et Schneider prit sur lui de veiller à cette interdiction. Néanmoins nous réussissions à nous retrouver et nous nous faisions comprendre de loin par des signes. Ils m’envoyaient des petits billets. Par la suite, les choses s’arrangèrent, et tout dès lors alla pour le mieux; la persécution elle-même avait accru l’intimité entre les enfants et moi. Au cours de la dernière année je me réconciliai presque avec Thibaut et avec le pasteur. Quant à Schneider, il discuta longuement avec moi de ce qu’il appelait «mon système nuisible» à l’égard des enfants. Qu’entendait-il par «mon système»? Finalement, au moment même de mon départ, Schneider m’avoua la très étrange pensée qui lui était venue. Il me dit avoir acquis la pleine conviction que j’étais moi-même un véritable enfant, un enfant dans toute l’acception du terme. Selon lui, je n’avais d’un adulte que la taille et le visage; mais, quant au développement, à l’âme, au caractère et peut-être même à l’intelligence, je n’étais pas un homme; je ne le serais jamais, ajoutait-il, même si je devais vivre jusqu’à soixante ans. Cela me fit beaucoup rire; il était évidemment dans l’erreur, car enfin comment peut-on m’assimiler à un enfant? Toutefois, ce qui est vrai, c’est que je n’aime pas la société des adultes, des hommes, des grandes personnes; c’est une chose que j’ai remarquée depuis longtemps: je n’aime pas cette société parce que je ne sais pas comment m’y comporter. Quoi qu’ils me disent, quelque bienveillance qu’ils me témoignent, il m’est toujours pénible d’être au milieu d’eux et je suis ravi lorsque je peux aller au plus tôt rejoindre mes camarades; or mes camarades ont toujours été des enfants, non que je sois moi-même un enfant, mais tout simplement parce que je me sens attiré vers eux. Au début de mon séjour dans le village, je me promenais seul et triste dans la montagne; parfois il m’arrivait de rencontrer, surtout vers midi, heure de la sortie de l’école, la cohue bruyante des enfants qui couraient avec leurs gibecières et leurs ardoises au milieu des cris, des éclats de rire et des jeux. Alors toute mon âme s’élançait d’un coup vers eux. Je ne sais comment exprimer cela, mais j’éprouvais une sensation de bonheur extraordinairement vive chaque fois que je les rencontrais. Je m’arrêtais et je riais de contentement en regardant leurs frêles et petites jambes toujours en mouvement, en observant les garçons et les fillettes, qui couraient ensemble, leur gaîté et leurs larmes, car beaucoup d’entre eux, entre la sortie de l’école et l’arrivée à la maison, trouvaient le temps de se battre, de pleurnicher, puis de se réconcilier et de jouer à nouveau. Dans ces moments-là j’oubliais toute ma mélancolie. Depuis, pendant ces trois années, je n’ai pas pu comprendre ni comment ni pourquoi les hommes se laissent aller à la tristesse. Mon destin me portait vers les enfants. Je comptais même ne jamais quitter le village, et il ne me venait pas à l’esprit que je repartirais un jour pour la Russie. Il me semblait que je vivrais toujours là-bas; mais je finis par me rendre compte que Schneider ne pouvait plus me garder, et en outre un événement survint, d’une importance telle que Schneider lui-même me pressa de partir et écrivit ici en mon nom. C’est une affaire sur laquelle je vais maintenant me renseigner et consulter quelqu’un. Il se peut que mon sort change du tout au tout; mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est le changement qui s’est déjà produit dans ma vie. J’ai laissé là-bas bien des choses, trop de choses. Tout a disparu. Quand j’étais en wagon je pensais: je vais maintenant entrer dans la société des hommes; je ne sais peut-être rien, mais une vie nouvelle a commencé pour moi. Je me suis promis d’accomplir ma tâche avec honnêteté et fermeté. Il se peut que j’aie des ennuis et des difficultés dans mes rapports avec les hommes. En tout cas j’ai résolu d’être courtois et sincère avec tout le monde; personne ne m’en demandera davantage. Peut-être qu’ici encore on me regardera comme un enfant, tant pis! Tout le monde me considère aussi comme un idiot. Je ne sais pourquoi. J’ai été si malade, il est vrai, que cela m’a donné l’air d’un idiot. Mais suis-je un idiot, à présent que je comprends moi-même qu’on me tient pour un idiot? Quand j’entre quelque part, je pense: oui, ils me prennent pour un idiot, mais je suis un homme sensé et ces gens-là ne s’en doutent pas… Cette idée me revient souvent. Lorsque étant à Berlin je reçus quelques lettres que les enfants avaient trouvé le temps de m’écrire, je compris seulement alors à quel point je les aimais. C’est la première lettre qui m’a fait le plus de peine. Et quel chagrin ils avaient eu en me reconduisant! Depuis un mois déjà ils avaient pris l’habitude de me ramener à la maison en répétant: Léon s’en va, Léon s’en va pour toujours! [22] Chaque soir nous continuions à nous réunir près de la cascade et nous ne parlions que de notre séparation. Parfois nous étions gais comme auparavant, mais en me quittant pour aller se coucher ils me serraient dans leurs bras avec plus de vigueur et de fougue que par le passé. Quelques-uns accouraient à la dérobée, l’un après l’autre, pour venir m’embrasser sans témoin. Le jour où je me mis en route, toute la bande m’accompagna à la gare, distante d’environ une verste de notre village. Ils s’efforcèrent de retenir leurs larmes, mais beaucoup n’y parvinrent pas et se mirent à sangloter, surtout les petites filles. Nous marchions vite pour ne pas nous mettre en retard mais, de temps en temps, l’un ou l’autre de ces enfants se jetait sur moi au milieu de la route pour passer ses menottes autour de mon cou et m’embrasser, ce qui arrêtait la marche de toute la troupe. Si pressés que nous fussions, tout le monde s’arrêtait pour attendre la fin de ces épanchements. Quand j’eus pris place dans le wagon et que le train s’ébranla, tous les enfants me crièrent: hourra! puis ils restèrent sur place aussi longtemps que le wagon fut en vue. Moi aussi je les regardais… Écoutez: tout à l’heure, quand je suis rentré ici, je me suis senti, pour la première fois depuis ce moment-là, l’âme légère en voyant vos gracieux visages – car maintenant j’observe les visages avec beaucoup d’attention – et en entendant vos premières paroles; je me suis dit que j’étais peut-être en vérité un heureux de la vie. Je sais bien qu’on ne rencontre pas tous les jours des gens auxquels on s’attache de prime abord, et cependant je vous ai trouvées en descendant du train. Je n’ignore pas non plus qu’on éprouve généralement quelque honte à étaler ses sentiments, et pourtant je n’en éprouve aucune à vous parler des miens. Je ne suis guère sociable et ne reviendrai peut-être pas chez vous de longtemps. Ne prenez pas cela en mauvaise part; je ne veux pas dire par là que je vous dédaigne; ne croyez pas davantage que je sois froissé de quelque chose. Vous m’avez demandé l’impression que m’ont faite vos visages et les remarques qu’ils m’ont suggérées? Je vous répondrai bien volontiers. Vous, Adélaïde Ivanovna, vous avez un visage qui respire le bonheur: c’est le plus sympathique des trois. Outre que vous êtes fort jolie de votre personne, on se dit en vous voyant: «voilà un visage qui rappelle celui d’une bonne sœur». Avec vos allures simples et enjouées, vous n’en savez pas moins sonder rapidement les cœurs. Telle est ma pensée. Pour vous, Alexandra Ivanovna, vous avez aussi un très joli et très doux visage, mais peut-être existe-t-il chez vous quelque secrète tristesse. Votre âme est bonne à n’en pas douter, mais la gaîté en est absente. Il y a dans votre figure une nuance particulière d’expression qui fait songer à la madone de Holbein à Dresde. Ce sont là les réflexions que m’inspire votre visage; ai-je bien deviné? C’est vous-même qui m’attribuez le don de la divination. Quant à votre visage, Elisabeth Prokofievna, dit le prince en se tournant soudain vers la générale, j’ai, je ne dis pas l’impression, mais la simple conviction qu’en dépit de votre âge vous êtes une véritable enfant, en tout, absolument en tout, dans le bien comme dans le mal. Vous n’êtes pas fâchée que je m’exprime ainsi, n’est-ce pas? Vous savez quel respect je porte aux enfants? Et n’allez pas croire que je vous aie parlé si franchement de vos visages par pure simplicité d’esprit. Non, pas du tout. J’avais peut-être aussi mon arrière-pensée.

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[20] En français dans le texte.

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[21] En français dans le texte.

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[22] En français dans le texte.