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– Quelle obscurité! Tu vis dans une pièce bien sombre, dit le prince en jetant les yeux autour de lui.

Le cabinet était une vaste chambre, haute de plafond, sans clarté, encombrée de toute espèce de meubles, comptoirs, bureaux, armoires remplies de registres et de paperasses. Un large divan de cuir rouge servait évidemment de lit à Rogojine. Le prince remarqua sur la table, près de laquelle celui-ci l’avait fait asseoir, deux ou trois livres; l’un, l’Histoire de Soloviov [65], était ouvert à une page marquée d’un signet. Aux murs étaient suspendus dans des cadres dédorés quelques tableaux à l’huile, si sombres et si enfumés qu’il était fort malaisé d’y distinguer quoi que ce fût. Un portrait de grandeur naturelle attira l’attention du prince: il représentait un homme d’une cinquantaine d’années portant une redingote de coupe étrangère mais à longs pans; deux médailles lui pendaient au cou, sa barbe clairsemée et courte grisonnait, sa face était ridée et jaune, son regard sournois et morose.

– Ne serait-ce pas ton père? demanda le prince.

– Oui, c’est bien lui, répondit Rogojine avec un sourire désobligeant, comme s’il se disposait à lâcher quelque plaisanterie désinvolte sur le compte du défunt.

– N’appartenait-il pas à la secte des vieux-croyants [66]?

– Non, il allait à l’église; mais il prétendait en effet que l’ancien culte était plus près de la vérité. De même il avait une vive estime pour les Skoptsi. Son cabinet était aussi là où nous sommes. Pourquoi m’as-tu demandé s’il n’était pas vieux-croyant?

– C’est ici que la noce aura lieu?

– Ici… répondit Rogojine qui faillit tressaillir à cette question inattendue.

– Ce sera bientôt?

– Tu sais bien que cela ne dépend pas de moi.

– Parfione, je ne suis pas ton ennemi et je n’ai nulle intention de te faire obstacle en quoi que ce soit. Je te le répète maintenant comme je te l’ai déclaré déjà une fois, dans un moment analogue à celui-ci. Lorsque, à Moscou, ton mariage était sur le point d’être célébré, ce n’est pas moi qui l’ai empêché, tu le sais. La première fois c’est elle qui s’est précipitée vers moi, presque au moment de la bénédiction nuptiale, en me priant de la «sauver» de toi. Je te répète ses propres paroles. Puis, elle m’a fui à mon tour; tu l’as retrouvée et tu l’as de nouveau menée à l’autel. Et à présent on me dit qu’elle s’est encore sauvée de toi pour se réfugier ici. Est-ce vrai? C’est Lébédev qui m’a donné la nouvelle et c’est pour cela que je suis venu. Je n’ai appris qu’hier, en wagon, de la bouche d’un de tes anciens amis, – Zaliojev, si tu veux savoir lequel, – que vous vous étiez raccommodés de nouveau. Mon retour à Pétersbourg n’a qu’un but: c’est de la persuader enfin d’aller à l’étranger pour y rétablir sa santé; à mon avis elle est profondément ébranlée physiquement et moralement; sa tête surtout est malade, et son état réclame de grands soins. Je n’avais pas l’intention de l’accompagner; je voulais organiser son voyage sans y prendre part. Je te dis la pure vérité. Mais s’il est vrai que vous ayez une fois de plus arrangé vos affaires, alors je ne paraîtrai plus devant ses yeux et ne remettrai jamais les pieds chez toi. Tu sais bien que je ne te trompe pas, car j’ai toujours été sincère avec toi. Je ne t’ai jamais dissimulé ma façon de penser à ce sujet; je t’ai toujours dit qu’avec toi, elle se perdrait infailliblement. Et toi aussi, tu te perdras… peut-être encore plus sûrement qu’elle. Si vous vous séparez de nouveau, j’en serai enchanté, mais je n’ai nulle intention de prêter la main à cette rupture. Tranquillise-toi donc et n’aie pas de soupçons sur moi. D’ailleurs tu sais ce qui en est: je n’ai jamais été pour toi un véritable rival, même lorsqu’elle s’est réfugiée chez moi. Tiens, tu ris maintenant: je sais pourquoi. Oui, nous avons vécu là-bas chacun de notre côté et même dans deux villas différentes: tu es parfaitement au courant de cela. Ne t’ai-je pas déjà expliqué précédemment que «je l’aime non d’amour mais de compassion». Je pense que ma définition est exacte. Tu m’as déclaré alors que tu comprenais ce que je voulais dire: est-ce vrai? as-tu bien compris? Quelle haine je lis dans ton regard! Je suis venu pour te tranquilliser, car toi aussi, tu m’es cher. Je t’aime beaucoup, Parfione. Sur ce, je pars pour ne jamais revenir. Adieu!

Le prince se leva.

– Reste un peu avec moi, dit avec douceur Parfione, qui ne s’était point levé et restait la tête appuyée contre la main droite. – Il y a longtemps que je ne t’ai vu.

Le prince se rassit. Il y eut un silence.

– Quand tu n’es pas devant moi, Léon Nicolaïévitch, je ressens aussitôt de la haine à ton endroit. Pendant ces trois mois où je ne t’ai pas vu, j’ai eu pour toi une aversion de tous les instants; je te jure que je t’aurais volontiers empoisonné! C’est comme cela. Maintenant, il n’y a pas un quart d’heure que tu es avec moi, ma haine contre toi s’évanouit et tu me redeviens aussi cher que par le passé. Reste un peu avec moi…

– Lorsque je suis près de toi, tu as confiance en moi, mais lorsque je m’éloigne cette confiance t’abandonne et tu me soupçonnes de nouveau. Tu ressembles à ton père! répliqua amicalement le prince en s’efforçant de cacher sous un léger sourire ses véritables sentiments.

– J’ai confiance en toi quand j’entends ta voix. Je comprends parfaitement qu’on ne peut me considérer comme ton égal…

– Pourquoi as-tu ajouté cela? Voilà de nouveau que tu te fâches! dit le prince en regardant Rogojine avec étonnement.

– Ici, mon ami, on ne demande pas notre avis, riposta Rogojine; on a disposé sans nous consulter.

Il se tut un instant et reprit à voix basse:

– Chacun de nous aime à sa manière; c’est dire que nous différons en tout. Toi, tu dis que tu l’aimes par compassion. Moi je n’éprouve pour elle aucune compassion. D’ailleurs elle me hait foncièrement. Je la vois maintenant chaque nuit dans mes rêves: elle est avec un autre et se moque de moi. Et, mon cher, c’est bien ce qui se passe en réalité. Elle va se marier avec moi et elle ne pense pas plus à moi qu’aux souliers dont elle vient de changer. Me croiras-tu si je te dis que voilà cinq jours que je ne l’ai vue, par peur d’aller chez elle? Elle me demanderait pourquoi je suis venu. Elle m’a déjà assez fait honte…

– Elle t’a fait honte? Que veux-tu dire?

– Comme si tu ne le savais pas! N’est-ce pas pour s’enfuir avec toi qu’elle s’est sauvée de l’église au moment même de la cérémonie nuptiale? Tu viens toi-même d’en convenir.

– Voyons, est-ce que tu ne me crois pas quand je te dis…

– Est-ce qu’elle ne m’a pas fait honte quand elle a eu une aventure à Moscou avec un officier, Zemtioujnikov? Je le sais pertinemment, et la chose s’est passée après qu’elle eut elle-même fixé le jour de la noce.

– Ce n’est pas possible! s’écria le prince.

– J’en suis sûr, affirma Rogojine avec conviction. Tu me diras qu’elle n’est pas comme cela. À d’autres, mon cher! Avec toi elle se comportera différemment et une pareille conduite lui fera horreur, je l’admets; mais avec moi elle n’aura pas les mêmes scrupules. C’est ainsi. Elle me considère comme moins que rien. Je sais positivement qu’elle s’est liée avec Keller, cet officier qui faisait de la boxe, uniquement pour me ridiculiser… Mais tu ne sais pas encore combien elle m’en a fait voir à Moscou, ni tout ce que cela m’a coûté d’argent!…

– Alors… pourquoi songes-tu maintenant à l’épouser? Quel avenir t’attend? demanda le prince avec effarement.

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[65] Serge Mikhaïlovitch Soloviov (1720-1879), célèbre historien russe dont l’œuvre maîtresse est l’Histoire de Russie en 29 volumes, parue de 1851 à 1879, rééditée en 7 volumes en 1897. – N. d. T.

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[66] Secte qui remonte à la scission religieuse consécutive à la réforme liturgique du patriarche Nicon. – N. d. T.