Выбрать главу

– Tu auras de l’argent, pas plus tard que ce soir; viens me voir.

– Oui, oui, vous aurez de l’argent, répéta le tchinovnik; vous en aurez dès ce soir.

– Êtes-vous porté sur le sexe féminin, prince? parlez sans ambages.

– Moi? euh… non. Il faut vous dire… vous ne savez peut-être pas qu’en raison de mon mal congénital, je ne sais rien de la femme.

– Ah! s’il en est ainsi, prince, s’exclama Rogojine, tu es un véritable illuminé; Dieu aime les gens comme toi.

– Oui, le Seigneur Dieu aime les gens comme vous, répéta le tchinovnik.

– Quant à toi, gratte-papier, tu vas me suivre, ordonna Rogojine à Lébédev.

Et tous sortirent du wagon.

Lébédev avait atteint son but. Bientôt la bande bruyante s’éloigna de la gare dans la direction du Voznessenski. Le prince devait tourner du côté de la Liteïnaïa. Le temps était humide et brumeux. Il demanda son chemin aux passants: comme la distance qu’il avait à parcourir était d’environ trois verstes, il se décida à prendre un fiacre.

II

Le général Epantchine habitait une maison dont il était propriétaire à peu de distance de la Liteïnaïa, vers la Transfiguration. À part ce confortable immeuble, dont les cinq sixièmes étaient loués, le général possédait encore une énorme maison dans la Sadovaïa et il en retirait également un loyer considérable. Il avait aussi un vaste domaine de grand rapport aux portes de la capitale, et une fabrique quelque part dans le district de Pétersbourg. Tout le monde savait que le général Epantchine avait jadis été intéressé à la ferme des eaux-de-vie. Actuellement il était gros actionnaire de plusieurs sociétés fort importantes. Il passait pour avoir une jolie fortune; on lui attribuait le maniement d’affaires considérables et l’avantage de hautes relations. Dans certains milieux il avait réussi à se rendre absolument indispensable; c’était notamment le cas pour l’administration où il servait. Néanmoins, il était de notoriété publique qu’Ivan Fiodorovitch Epantchine était un homme sans instruction et qu’il avait commencé par être enfant de troupe. Sans doute, ce trait était à son honneur, mais le général, bien qu’intelligent, était sujet à de petites faiblesses fort excusables et certaines allusions lui étaient désobligeantes. C’était en tout cas un homme avisé et habile. Il avait pour principe de ne pas se mettre en avant là où il est opportun de s’effacer, et beaucoup de gens appréciaient précisément en lui la simplicité et l’art de toujours savoir se tenir à sa place.

Ah! si ceux qui le jugeaient ainsi avaient pu voir ce qui se passait dans l’âme de cet Ivan Fiodorovitch qui savait si bien se tenir à sa place! Bien qu’il eût réellement, avec l’expérience de la vie et la pratique des affaires, certaines aptitudes très remarquables, il n’en aimait pas moins à se présenter comme l’homme qui exécute les idées d’autrui plutôt que comme un esprit indépendant. Il posait au «serviteur dévoué mais sans flagornerie [12]» et il tenait (signe des temps) à passer pour le vrai Russe qui a le cœur sur la main. Sous ce dernier rapport il lui était arrivé des aventures assez amusantes, mais le général n’était pas homme à se décourager pour une déconvenue, si comique fût-elle. D’ailleurs il avait de la chance, même aux cartes, où il jouait gros jeu; non seulement il ne cachait pas ce faible, dont il avait tant de fois tiré un beau profit, mais encore il le soulignait. Il appartenait à une société mêlée bien que composée de «gros bonnets». Mais il pensait toujours à l’avenir: savoir patienter, tout est là, chaque chose vient en son temps et à son tour. Au demeurant, le général était, comme on dit, encore vert; il avait cinquante-six ans tout au plus, âge où l’homme s’épanouit et commence sa vie véritable. Sa santé, son teint prospère, sa dentition robuste quoique noirâtre, sa complexion vigoureuse et musclée, sa manière d’affecter la préoccupation quand il se rendait le matin à son service et la gaîté quand il faisait le soir sa partie de cartes chez Son Altesse, tout cela contribuait à ses succès présents et futurs et semait les roses sous les pas de Son Excellence.

Le général avait une famille florissante. À la vérité, tout n’y était pas couleur de rose, mais Son Excellence y trouvait depuis longtemps déjà bien des motifs justifiant les espérances les plus sérieuses et les ambitions les plus légitimes. Après tout, y a-t-il dans l’existence un but plus important et plus sacré que la vie de famille? À quoi s’attacher si ce n’est à la famille? Celle du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. Il s’était marié de très bonne heure, alors qu’il n’était encore que lieutenant, avec une jeune fille presque de même âge, qui ne lui apportait ni beauté ni instruction et qui n’avait que cinquante âmes pour toute dot. Il est vrai que ce fut sur cette dot que s’édifia par la suite la fortune du général. Celui-ci ne récrimina jamais contre ce mariage prématuré; jamais il ne l’imputa à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse. À force de respecter son épouse, il était arrivé à la craindre et même à l’aimer.

La générale était née princesse Muichkine. Elle appartenait à une maison sans éclat mais fort ancienne, ce qui lui donnait une haute opinion d’elle-même. Un personnage influent de l’époque, qui était de ces gens auxquels une protection ne coûte rien, avait consenti à s’intéresser au mariage de la jeune princesse. Il facilita les débuts du lieutenant et lui donna la poussée initiale. Or, le jeune homme n’avait pas besoin d’une poussée pour aller de l’avant; un simple regard aurait suffi et n’eût pas été perdu. À de rares exceptions près, les époux vécurent en parfaite harmonie pendant le cours de leur longue union. Toute jeune encore, la générale avait réussi à trouver des protectrices très haut placées, grâce à son titre de princesse et à sa qualité de dernière représentante de sa maison; grâce peut-être aussi à ses mérites personnels. Plus tard, lorsque son mari eut fait fortune et conquis une haute position sociale, elle commença à se sentir assez à l’aise dans le meilleur monde.

Dans ces dernières années les trois filles du général, Alexandra, Adélaïde et Aglaé étaient sorties de l’adolescence et s’étaient épanouies. Elles n’étaient que des Epantchine tout court. Mais elles tenaient par leur mère à une famille princière; leur dot était assez élevée; leur père pouvait prétendre à un poste de premier ordre, et toutes les trois étaient – ce qui ne gâtait rien – d’une insigne beauté, y compris l’aînée, Alexandra, qui avait dépassé vingt-cinq ans. La seconde avait vingt-trois ans et la cadette, Aglaé, venait d’atteindre ses vingt ans. Cette dernière avait un physique si remarquable qu’elle commençait à faire sensation dans le monde.

Mais ce n’était pas tout: les trois jeunes filles se distinguaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait qu’elles avaient beaucoup d’affection les unes pour les autres et se soutenaient entre elles. On parlait même de certains sacrifices que les deux plus âgées auraient consentis à leur sœur, idole de toute la famille. En société, loin de chercher à paraître, elles péchaient par excès de modestie. Nul ne pouvait leur reprocher d’être orgueilleuses ou arrogantes, bien qu’on les sût fières et conscientes de leur valeur. L’aînée était musicienne. La puînée avait un don particulier pour la peinture, mais, durant des années, personne n’en avait rien su, et, si on s’en était aperçu récemment, c’était pur hasard. Bref on faisait d’elles un vif éloge. Mais elles étaient aussi l’objet de certaines malveillances et on énumérait avec épouvante les livres qu’elles avaient lus.

Elles ne manifestaient aucune hâte de se marier. Satisfaites d’appartenir à un certain rang social, elles ne poussaient pas ce sentiment au delà de la mesure. Cette discrétion était d’autant plus remarquable que tout le monde connaissait le caractère, les ambitions et les espérances de leur père.

Il pouvait être onze heures lorsque le prince sonna chez le général. Celui-ci occupait au premier étage un appartement qui pouvait passer pour assez modeste tout en répondant à sa situation sociale. Un domestique en livrée vint ouvrir au prince qui dut lui fournir de longues explications après que sa personne et son paquet eurent provoqué un regard soupçonneux. Quand il eut déclaré formellement et à plusieurs reprises qu’il était bien le prince Muichkine et qu’il avait un besoin absolu de voir le général pour une affaire pressante, le domestique perplexe le fit passer dans une petite antichambre attenante à la pièce de réception qui était elle-même contiguë au cabinet de travail. Puis il le confia à un autre laquais de service chaque matin dans cette antichambre et dont la fonction était d’annoncer les visiteurs au général. Ce second domestique portait le frac; il avait dépassé la quarantaine et l’expression de sa physionomie était gourmée. Le fait d’être spécialement attaché au cabinet de Son Excellence lui donnait visiblement une haute opinion de lui-même.

вернуться

[12] Formule célèbre gravée sur la tombe du général Araktchéïev, favori de Paul Ier, puis ministre de la guerre d’Alexandre Ier, conformément à la dernière volonté du défunt qui avait essuyé maintes fois le reproche de servilité. – N. d. T.