– Allons, en route! fit Aglaé. Prince, vous serez mon cavalier. Tu permets, maman? N’est-il pas un fiancé qui vient de me refuser? N’est-ce pas, prince, que vous avez renoncé à moi pour toujours? Mais ce n’est pas ainsi qu’on donne le bras à une dame. Est-ce que vous ne savez pas comment on doit donner le bras? C’est bien, maintenant; allons et prenons les devants. Voulez-vous que nous marchions les premiers et en tête à tête [6]?
Elle parlait sans arrêt et riait encore par accès.
– Loué soit Dieu! Loué soit Dieu! répétait Elisabeth Prokofievna, sans savoir au juste de quoi elle se réjouissait.
«Voilà des gens bien étranges!» pensa le prince Stch… pour la centième fois peut-être depuis qu’il les fréquentait, mais… ces gens étranges lui plaisaient. Peut-être n’éprouvait-il pas tout à fait le même sentiment à l’égard du prince; lorsqu’on partit en promenade, il prit un air renfrogné et une mine soucieuse.
C’était Eugène Pavlovitch qui paraissait le mieux disposé; tout le long de la route et jusqu’au vauxhall [7] il amusa Alexandra et Adélaïde; celles-ci riaient avec tant de complaisance de son badinage qu’il finit par les soupçonner de ne peut-être même plus écouter ce qu’il disait. Sans qu’il s’expliquât pourquoi, cette idée le fit partir d’un soudain éclat de rire où il entrait autant de franchise que de spontanéité (tel était son caractère!). Les deux sœurs, animées de la meilleure humeur, ne quittaient pas des yeux leur cadette, qui marchait en avant avec le prince. L’attitude d’Aglaé leur paraissait évidemment une énigme. Le prince Stch… s’appliquait sans relâche à entretenir Elisabeth Prokofievna de choses indifférentes. Peut-être voulait-il la distraire de ses pensées, mais il ne réussissait qu’à l’ennuyer terriblement. Elle semblait n’être pas dans son assiette; elle répondait de travers ou ne répondait pas du tout.
Aglaé Ivanovna n’avait cependant pas fini d’intriguer son entourage ce soir-là. Sa dernière énigme fut réservée au prince seul. Elle était à cent pas de la villa lorsqu’elle chuchota rapidement à son cavalier qui demeurait obstinément muet:
– Regardez à droite.
Le prince obéit.
– Regardez plus attentivement. Voyez-vous un banc, dans le parc, là-bas près de ces trois grands arbres… un banc vert?
Le prince répondit affirmativement.
– Est-ce que l’endroit vous plaît? Je viens parfois de bonne heure, vers les sept heures, lorsque tout le monde dort encore, m’asseoir ici toute seule.
Le prince convint en balbutiant que l’endroit était charmant.
– Et maintenant écartez-vous; je ne veux plus marcher bras-dessus bras-dessous avec vous. Ou plutôt donnez-moi le bras, mais ne me dites plus un mot. Je veux rester en tête à tête avec mes pensées…
La recommandation était en tout cas superflue; même sans qu’on le lui prescrivît, le prince n’aurait sûrement pas proféré un mot au cours de la promenade. Son cœur battit très violemment quand il entendit la réflexion relative au banc. Mais une minute après il se ravisa et chassa avec honte la sotte pensée qui lui était venue à l’esprit.
Comme on le sait, ou du moins comme tout le monde l’affirme, le public qui fréquente le vauxhall de Pavlovsk est «plus choisi» en semaine que les dimanches ou jours de fête, où y viennent de Pétersbourg «toutes sortes de gens». Pour n’être pas endimanché, le public des jours ouvrables n’en est que vêtu avec plus de goût. Il est de bon ton d’y venir écouter la musique. L’orchestre est peut-être le meilleur de tous ceux qui jouent chez nous dans les jardins publics, et son répertoire comprend les nouveautés. L’atmosphère de famille et même d’intimité qui règne dans ces réunions n’en exclut ni la correction ni la plus cérémonieuse étiquette. Le public étant presque exclusivement composé de familles en villégiature à Pavlovsk, tout le monde vient là pour se retrouver. Beaucoup de gens prennent un véritable plaisir à ce passe-temps qui est le seul motif de leur présence, mais d’autres ne sont attirés que par la musique. Les scandales y sont extrêmement rares, mais enfin il en éclate parfois, même en semaine; c’est d’ailleurs une chose inévitable.
Ce jour-là la soirée était charmante et le public assez nombreux. Toutes les places voisines de l’orchestre étant occupées, notre société s’installa sur des chaises un peu éloignées, près de la sortie de gauche. La foule et la musique avaient un peu distrait Elisabeth Prokofievna et diverti ses filles; elles avaient échangé des coups d’œil avec certaines de leurs connaissances et envoyé, de la tête, de petits saluts aimables à d’autres. Elles avaient aussi eu le temps d’examiner les toilettes et de relever quelques extravagances qu’elles commentaient avec des sourires ironiques. Eugène Pavlovitch prodiguait, lui aussi, de nombreux saluts. On avait déjà remarqué qu’Aglaé et le prince étaient ensemble. Des jeunes gens de connaissance s’approchèrent bientôt de la maman et de ses filles; deux ou trois restèrent à bavarder; c’étaient des amis d’Eugène Pavlovitch. L’un d’eux était un jeune officier, fort beau garçon, plein d’entrain et de verve; il s’empressa de lier conversation avec Aglaé et fit tous ses efforts pour captiver l’attention de la jeune fille, qui se montrait avec lui très affable et encore plus enjouée. Eugène Pavlovitch demanda au prince la permission de lui présenter cet ami; bien que le prince n’eût compris qu’à demi ce qu’on voulait de lui, la présentation eut lieu: les deux hommes se saluèrent et se serrèrent la main. L’ami d’Eugène Pavlovitch posa une question à laquelle le prince ne répondit pas ou répondit en marmonnant d’une façon si étrange que l’officier le fixa dans le blanc des yeux, puis regarda Eugène Pavlovitch; ayant alors compris pourquoi celui-ci l’avait présenté, il eut un sourire presque imperceptible et se tourna de nouveau vers Aglaé. Eugène Pavlovitch fut le seul à observer que la jeune fille avait soudainement rougi à cet instant.
Quant au prince, il ne remarquait même pas que d’autres causaient avec Aglaé et lui contaient fleurette. Bien mieux: il y avait des moments où il avait l’air d’oublier qu’il était assis à côté d’elle. Parfois l’envie le prenait de s’en aller n’importe où, de disparaître complètement; il souhaitait une retraite sombre et solitaire où il resterait seul avec ses pensées et où personne ne saurait le retrouver. À tout le moins il aurait voulu être chez lui, sur la terrasse, mais sans personne à ses côtés, ni Lébédev, ni les enfants; il se serait jeté sur son divan, le visage enfoncé dans le coussin et serait resté ainsi un jour, une nuit, puis un autre jour. À d’autres instants il rêvait aux montagnes, surtout à un certain site alpestre qu’il aimait toujours à évoquer et qui était sa promenade de prédilection quand il vivait là-bas; de cet endroit on découvrait le village au fond de la vallée, le filet neigeux à peine visible de la cascade, les nuages blancs et un vieux château abandonné. Combien il aurait voulu se trouver maintenant là-bas et n’y avoir en tête qu’une pensée… une seule pensée pour toute sa vie, dût-elle durer mille ans! Peu importait en vérité qu’on l’oubliât tout à fait ici. C’était même nécessaire; mieux aurait valu qu’on ne le connût jamais et que toutes les images qui avaient passé devant ses yeux ne fussent qu’un songe! D’ailleurs, rêve ou réalité, n’était-ce pas tout un? Puis il se mettait soudain à observer Aglaé et restait cinq minutes sans détacher son regard du visage de la jeune fille, mais ce regard était tout à fait insolite: on eût dit qu’il fixait un objet situé à deux verstes de là, ou bien un portrait et non la personne elle-même.
– Pourquoi me dévisagez-vous ainsi, prince? demandait-elle en s’arrêtant subitement de parler et de rire avec son entourage. – Vous me faites peur; j’ai toujours l’impression que vous voulez étendre votre main pour me toucher le visage et le tâter. N’est-ce pas, Eugène Pavlovitch, que sa façon de regarder donne cette impression?
[6] En français dans le texte. – N. d. T.
[7] Le mot «vokzal» qui, en russe, signifie actuellement gare peut se traduire ici, dans la terminologie du temps, par son étymologique «vaux-hall»; le mot est justifié dans ses deux acceptions puisque le casino de Pavlovsk était à la fois une dépendance de la gare (qui fut un terminus pendant plus d’un demi-siècle et un jardin public où l’on donnait des concerts. – N. d. T.