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– Quoi? demanda le prince d’un air menaçant.

– Il aurait d’abord fallu ouvrir la lettre! souffla Lébédev d’un ton insinuant et quasi confidentiel.

Le prince bondit avec une telle expression de colère que Lébédev fut sur le point de prendre la fuite; mais ayant gagné la porte, il s’arrêta et attendit sa grâce.

– Ah! Lébédev! peut-on, peut-on en venir au degré de désordre et de bassesse où vous êtes tombé? s’écria le prince avec un accent de profonde tristesse.

Les traits de Lébédev se rassérénèrent.

– Je suis bas! je suis bas! fit-il en se rapprochant aussitôt; il avait les larmes aux yeux et se frappait la poitrine.

– Mais ce sont des infamies!

– Précisément: des infamies. C’est le mot juste.

– Pourquoi cette habitude d’agir aussi… singulièrement? Au fond vous n’êtes… qu’un espion! Pourquoi avoir écrit une lettre anonyme pour alarmer… une femme aussi noble et aussi bonne? Pourquoi enfin Aglaé Ivanovna n’aurait-elle pas le droit d’écrire à qui bon lui semble? Est-ce pour vous plaindre que vous y êtes allé aujourd’hui? Qu’attendiez-vous de cette démarche? Qu’est-ce qui vous a poussé à cette dénonciation?

– Je n’ai obéi qu’à une engageante curiosité et… au désir d’obliger une âme noble, oui! balbutia Lébédev. Mais maintenant je suis tout à vous, je suis de nouveau tout à vous. Pendez-moi si vous voulez!

– Est-ce que vous vous êtes présenté dans cet état-là chez Elisabeth Prokofievna? demanda le prince avec une curiosité mêlée de dégoût.

– Oh! non!… j’étais plus frais… et même plus correct; c’est après avoir reçu cette humiliation que je me suis mis… dans l’état où vous me voyez.

– Allons, c’est bon! laissez-moi.

Cependant il dut réitérer plusieurs fois cette prière avant que son hôte se décidât enfin à partir. Même après avoir ouvert la porte, Lébédev revint sur la pointe des pieds jusqu’au milieu de la pièce et recommença sa mimique sur la manière d’ouvrir une lettre; mais il n’osa pas joindre la parole au geste et sortit, un sourire paisible et affable sur les lèvres.

De tout son bavardage, fort pénible à entendre, un fait capital, extraordinaire, se dégageait: Aglaé traversait une violente crise d’inquiétude, de perplexité; quelque chose la tourmentait vivement («la jalousie», se chuchotait le prince). Une autre constatation s’imposait, c’est qu’à coup sûr des gens mal intentionnés l’alarmaient et il était déjà fort étrange qu’elle mît tant de confiance en eux. Sans aucun doute des desseins particuliers, peut-être néfastes… en tout cas qui ne ressemblaient à rien avaient mûri dans cette petite tête inexpérimentée, mais ardente et fière…

Ces déductions plongèrent le prince dans une extrême frayeur et son trouble fut tel qu’il ne sut plus à quel parti s’arrêter. Il se sentait en face d’une éventualité qu’il fallait empêcher à tout prix. Il regarda encore l’adresse de la lettre cachetée: oh! pour ce qui était de lui, il n’avait ni doute, ni inquiétude, car sa foi l’en préservait; l’angoisse que lui inspirait cette lettre était d’un autre ordre: il n’avait pas confiance dans Gabriel Ardalionovitch. Et cependant il fut sur le point de lui remettre la lettre en mains propres; il sortit même de chez lui avec cette intention, mais, en cours de route, il se ravisa. Par une sorte de fait exprès, il était presque à la maison de Ptitsine lorsqu’il rencontra Kolia; il chargea celui-ci de remettre la lettre entre les mains de son frère comme si elle lui eût été personnellement confiée par Aglaé Ivanovna. Kolia ne posa aucune question et remit la lettre, en sorte que Gania ne se douta point qu’elle avait passé par tant d’intermédiaires.

Rentré à la maison, le prince pria Véra Loukianovna de venir le voir et lui dit ce qu’il fallait pour la calmer, car jusque-là elle avait cherché cette lettre en pleurant. Elle fut consternée d’apprendre qu’elle lui avait été prise par son père. (Par la suite elle lui confia s’être déjà plusieurs fois entremise en secret entre Rogojine et Aglaé Ivanovna; il n’était pas venu à l’esprit de la jeune fille qu’il pût y avoir là quelque chose de contraire aux intérêts du prince…)

Ce dernier avait les idées en grand désarroi; lorsqu’on accourut lui dire, de la part de Kolia, que le général était malade, ce fut à peine s’il comprit de quoi il s’agissait. Mais la forte diversion que cet événement provoqua dans son esprit lui fut salutaire. Il passa presque toute la journée, jusqu’au soir, chez Nina Alexandrovna (où naturellement on avait transporté le malade). Il ne fut presque d’aucun secours, mais il y a des gens qu’on aime à avoir auprès de soi dans certains moments pénibles. Kolia était terriblement affecté et pleurait comme s’il avait une crise de nerfs; il n’en fut pas moins tout le temps en courses: il se mit en quête d’un médecin et en trouva trois, courut chez le pharmacien, chez le barbier. On ranima le général, mais il ne reprit pas connaissance; les médecins opinèrent qu’«en tout cas il était en danger». Barbe et Nina Alexandrovna ne quittaient pas le malade. Gania était bouleversé et abattu, mais ne voulait pas monter et craignait même de voir son père; il se tordait les mains et, dans une conversation décousue qu’il eut avec le prince, il trouva le moyen de dire que «c’était un grand malheur qui, comme un fait exprès, survenait en un pareil moment»! Le prince crut comprendre l’allusion renfermée dans ces derniers mots.

Hippolyte n’était déjà plus chez les Ptitsine. Vers le soir Lébédev accourut; depuis l’«explication» du matin jusqu’à ce moment il avait dormi d’une seule traite. Il était maintenant à peu près dégrisé et versait des larmes sincères sur le sort du malade, comme s’il se fût agi de son propre frère. Il s’accusait à haute voix, sans préciser de quelle faute, et il fatiguait Nina Alexandrovna en lui répétant à chaque instant qu’il était cause de tout, et nul autre que lui… qu’il n’avait agi que par une aimable curiosité… et que le «défunt» (on ne sait pourquoi il s’obstinait à désigner ainsi le général qui vivait encore) était même un homme de génie! Il insistait avec un sérieux particulier sur le génie du général, comme si cette constatation eût été à ce moment d’une énorme utilité. Voyant la sincérité de ses larmes, Nina Alexandrovna finit par lui dire sans aucun air de reproche et même sur un ton affable: «Allons! que Dieu vous vienne en aide! Ne pleurez pas, voyons! le bon Dieu vous pardonnera!» Ces paroles et l’accent sur lequel elles avaient été proférées firent sur Lébédev une telle impression que de toute la soirée il ne quitta plus Nina Alexandrovna (et pendant les jours qui suivirent, jusqu’à la mort du général, il resta presque du matin au soir chez eux). Deux fois dans le courant de la journée on vint chez Nina Alexandrovna demander des nouvelles du vieillard de la part d’Elisabeth Prokofievna.

Le soir, à neuf heures, quand le prince fit son apparition dans le salon des Epantchine, déjà rempli d’invités, Elisabeth Prokofievna se mit aussitôt à le questionner avec intérêt et en détails au sujet du malade; elle répondit sur un ton d’importance à la princesse Biélokonski qui avait demandé: «De quel malade s’agit-il et qui est Nina Alexandrovna?» Ce trait plut beaucoup au prince. Lui-même, dans les explications qu’il donna à Elisabeth Prokofievna fut «très bien», comme s’exprimèrent plus tard les sœurs d’Aglaé: il avait parlé «avec modestie, calme et dignité, sans mots inutiles ni gesticulation; il avait fait une entrée très réussie et sa mise était irréprochable». Non seulement il ne s’était pas «étalé au milieu du parquet», comme on le craignait la veille, mais il avait même produit sur tout le monde une bonne impression.

De son côté, après s’être assis et orienté, il avait tout de suite remarqué que cette société n’avait rien de commun avec les fantômes dont Aglaé l’avait effrayé la veille, ni avec ses cauchemars de la nuit précédente. C’était la première fois de sa vie qu’il découvrait un coin de ce que l’on appelle de ce nom effrayant: «le monde». Il y avait longtemps déjà que, eu égard à ses intentions, projets et inclinations, il brûlait d’entrer dans ce cercle enchanté; aussi était-il vivement intrigué par la première impression qu’il y éprouverait. Cette première impression fut charmante. Dès l’abord il lui sembla que tous ces gens étaient faits pour se trouver réunis; que les Epantchine ne donnaient pas une «soirée» et qu’il n’avait pas devant lui des invités, mais uniquement des «intimes»; lui-même se sentait dans la situation d’un homme qui retrouve après une courte séparation des personnes dont il est l’ami dévoué et dont il partage les idées. Le charme et la distinction de leurs manières, leur simplicité et leur apparente sincérité produisaient un effet presque féerique. Il ne pouvait même pas lui venir à l’esprit que bonhomie, noblesse de manières, bel esprit, sentiment élevé de dignité, tout cela n’était peut-être qu’une mise en scène. Dans leur majorité les invités étaient même, en dépit de leur imposant extérieur, des gens passablement insignifiants; leur suffisance les empêchait d’ailleurs de se rendre eux-mêmes compte que nombre de qualités, étant chez eux inconscientes, empruntées ou héritées, n’impliquaient aucun mérite personnel. Dans l’enchantement de sa première impression, le prince ne fut même pas tenté de soupçonner cela. Il voyait par exemple ce vieillard, important dignitaire, qui eût pu être son grand-père, s’interrompre pour écouter un jeune homme inexpérimenté comme lui. Et ce vieux monsieur non seulement l’écoutait, mais encore semblait faire cas de son avis, tant il se montrait affable avec lui, tant sa bienveillance était sincère, quoiqu’ils fussent étrangers l’un à l’autre et se vissent pour la première fois. Peut-être fût-ce cette politesse raffinée qui agit sur la nature ardente et impressionnable du prince. Peut-être aussi était-il venu dans un état d’âme qui le prédisposait à l’optimisme.