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Miguel de Cervantès Saavedra

L’ingénieux hidalgo DON QUICHOTTE de la Manche Tome I

Première publication en 1605

Traduction et notes de Louis Viardot

Prologue

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence [1], fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer; mais, hélas! je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure? Le loisir et le repos, la paix du séjour, l’aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, le calme de l’esprit, toutes ces choses concourent à ce que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et offrent au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-il qu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’il porte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu’il ne voie pas ses défauts; au contraire, il les prend pour des saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour des traits charmants d’esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis, quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif [2] de don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l’usage, ni te supplier, presque les larmes aux yeux, comme d’autres font, très-cher lecteur, de pardonner ou d’excuser les défauts que tu verras en cet enfant, que je te présente pour le mien. Puisque tu n’es ni son parent ni son ami; puisque tu as ton âme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plus huppé; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneur autant que le roi de ses tributs, et que tu sais bien le commun proverbe: «Sous mon manteau je tue le roi,» toutes choses qui t’exemptent à mon égard d’obligation et de respect, tu peux dire de l’histoire tout ce qui te semblera bon, sans crainte qu’on te punisse pour le mal, sans espoir qu’on te récompense pour le bien qu’il te plaira d’en dire.

Seulement, j’aurais voulu te la donner toute nue, sans l’ornement du prologue, sans l’accompagnement ordinaire de cet innombrable catalogue de sonnets, d’épigrammes, d’éloges, qu’on a l’habitude d’imprimer en tête des livres [3].

Car je dois te dire que, bien que cette histoire m’ait coûté quelque travail à la composer, aucun ne m’a semblé plus grand que celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souvent j’ai pris la plume pour l’écrire, et je l’ai toujours posée, ne sachant ce que j’écrirais. Mais un jour que j’étais indécis, le papier devant moi, la plume sur l’oreille, le coude sur la table et la main sur la joue, pensant à ce que j’allais dire, voilà que tout à coup entre un de mes amis, homme d’intelligence et d’enjouement, lequel, me voyant si sombre et si rêveur, m’en demanda la cause. Comme je ne voulais pas la lui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu’il fallait écrire pour l’histoire de don Quichotte, et que j’étais si découragé que j’avais résolu de ne pas le faire, et dès lors de ne pas mettre au jour les exploits d’un si noble chevalier.

«Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je ne fusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateur qu’on appelle le public, quand il verra qu’au bout de tant d’années où je dormais dans l’oubli, je viens aujourd’hui me montrer au grand jour portant toute la charge de mon âge [4], avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d’invention et de style, dépourvue de jeux d’esprit et de toute érudition, sans annotations en marge et sans commentaires à la fin du livre; tandis que je vois d’autres ouvrages, même fabuleux et profanes, si remplis de sentences d’Aristote, de Platon et de toute la troupe des philosophes, qu’ils font l’admiration des lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommes de grande lecture, érudits et éloquents? Et qu’est-ce, bon Dieu! quand ils citent la sainte Écriture? ne dirait-on pas que ce sont autant de saints Thomas et de docteurs de l’Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséance, qu’après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureux dépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermon chrétien, si joli que c’est une joie de le lire ou de l’entendre? De tout cela mon livre va manquer: car je n’ai rien à annoter en marge, rien à commenter à la fin, et je ne sais pas davantage quels auteurs j’y ai suivis, afin de citer leurs noms en tête du livre, comme font tous les autres, par les lettres de l’A B C, en commençant par Aristote et en finissant par Xénophon, ou par Zoïle ou Zeuxis, bien que l’un soit un critique envieux et le second un peintre. Mon livre va manquer encore de sonnets en guise d’introduction, au moins de sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, des marquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbres poëtes; bien que, si j’en demandais quelques-uns à deux ou trois amis, gens du métier, je sais qu’ils me les donneraient, et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommés en notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j’ai résolu que le seigneur don Quichotte restât enseveli dans ses archives de la Manche, jusqu’à ce que le ciel lui envoie quelqu’un qui l’orne de tant de choses dont il est dépourvu; car je me sens incapable de les lui fournir, à cause de mon insuffisance et de ma chétive érudition, et parce que je suis naturellement paresseux d’aller à la quête d’auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sans eux. C’est de là que viennent l’indécision et la rêverie où vous me trouvâtes, cause bien suffisante, comme vous venez de l’entendre, pour m’y tenir plongé.»

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa le front du creux de la main, et, partant d’un grand éclat de rire:

«Par Dieu, frère, s’écria-t-il, vous venez de me tirer d’une erreur où j’étais resté depuis le longtemps que je vous connais. Je vous avais toujours tenu pour un homme d’esprit sensé, et sage dans toutes vos actions; mais je vois à présent que vous êtes aussi loin de cet homme que la terre l’est du ciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles, et de si facile rencontre, aient la force d’interdire et d’absorber un esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement grandes? En vérité, cela ne vient pas d’un manque de talent, mais d’un excès de paresse et d’une absence de réflexion. Voulez-vous éprouver si ce que je dis est vrai? Eh bien! soyez attentif, et vous allez voir comment, en un clin d’œil, je dissipe toutes ces difficultés et remédie à tous ces défauts qui vous embarrassent, dites-vous, et vous effrayent au point de vous faire renoncer à mettre au jour l’histoire de votre fameux don Quichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante.

– Voyons, répliquai-je à son offre; de quelle manière pensez-vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair le chaos de ma confusion?»

Il me répondit:

«À la première chose qui vous chagrine, c’est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges à mettre en tête du livre, voici le remède que je propose: prenez la peine de les faire vous-même; ensuite vous les pourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur donnant pour parrains le Preste-Jean des Indes [5] ou l’empereur de Trébizonde, desquels je sais que le bruit a couru qu’ils étaient d’excellents poëtes; mais quand même ils ne l’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’aviseraient de mordre sur vous par derrière à propos de cette assertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis; car, le mensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main qui l’aura écrit.