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Sancho, entendant cela, l’interrompit:

«Que Votre Grâce fasse attention, dit-il, seigneur don Quichotte, que si le chevalier vaincu s’est acquitté de l’ordre qu’il a reçu, en allant se présenter devant ma dame Dulcinée du Toboso, il doit être quitte et déchargé, et ne mérite plus d’autre peine qu’il ne commette d’autre délit.

– Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit don Quichotte; ainsi j’annule mon serment en ce qui touche la vengeance à tirer du coupable; mais je le refais, le répète et le confirme de nouveau, quant à mener la vie que j’ai dite, jusqu’à ce que j’enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t’avise pas de croire, Sancho, que je parle à l’étourdie; car je ne suis pas sans modèle en ce que je fais, et c’est ce qui se passa au pied de la lettre à propos de l’armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant [82].

– Croyez-moi, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grâce donne au diable de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu’ils troublent la conscience. Sinon, dites-moi: nous n’avons, par hasard, qu’à passer plusieurs jours sans rencontrer d’homme armé et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas? Faudra-t-il accomplir le serment malgré tant d’inconvénients et d’incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que Votre Grâce veut ratifier à présent [83]? Prenez donc garde qu’il ne passe pas d’hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais peut-être n’en ont pas entendu seulement le nom en tous les jours de leur vie.

– C’est en cela que tu te trompes, reprit don Quichotte; car nous n’aurons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que nous y verrons plus de gens armés qu’il n’en vint devant la citadelle d’Albraque, à la conquête d’Angélique la Belle [84].

– Paix donc, et ainsi soit-il! répondit Sancho; Dieu permette que tout aille bien, et que le temps vienne de gagner cette île qui me coûte déjà si cher, dussé-je en mourir de joie!

– Je t’ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, de ne pas te mettre en souci de cela. Si nous manquons d’îles, voici le royaume de Dinamarque ou celui de Sobradise [85], qui t’iront comme une bague au doigt, d’autant mieux qu’étant en terre ferme, ils doivent te convenir davantage. Mais laissons chaque chose à son temps, et regarde dans ce bissac si tu n’aurais rien à manger, afin d’aller ensuite à la recherche de quelque château où nous puissions loger cette nuit, et faire le baume dont je t’ai parlé; car je jure Dieu que l’oreille me cuit cruellement.

– J’ai bien ici, répondit Sancho, un oignon, un peu de fromage, et je ne sais combien de vieilles croûtes de pain; mais ce ne sont pas des mets à l’usage d’un aussi vaillant chevalier que Votre Grâce.

– Que tu entends mal les choses! répondit don Quichotte. Apprends donc, Sancho, que c’est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d’un mois; et, s’ils mangent, de prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute, si tu avais lu autant d’histoires que moi. Quel qu’en ait été le nombre, je n’y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants mangeassent, si ce n’est par hasard et dans quelques somptueux banquets qu’on leur offrait; mais, le reste du temps, ils vivaient de l’air qui court. Et, bien qu’il faille entendre qu’ils ne pouvaient passer la vie sans manger et sans satisfaire les autres nécessités naturelles, car, en effet, ils étaient hommes comme nous, il faut entendre aussi que, passant la vie presque entière dans les déserts et les forêts, sans cuisinier, bien entendu, leurs repas ordinaires devaient être des mets rustiques, comme ceux que tu m’offres à présent. Ainsi donc, ami Sancho, ne t’afflige pas de ce qui me fait plaisir, et n’essaye pas de rendre le monde neuf, ni d’ôter de ses gonds la chevalerie errante.

– Excusez-moi, reprit Sancho; car, ne sachant ni lire ni écrire, comme je l’ai déjà dit à Votre Grâce, je n’ai pas eu connaissance des règles de la profession chevaleresque; mais, dorénavant, je pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre Grâce, qui est chevalier; et pour moi, qui ne le suis pas, je le pourvoirai d’autres objets volatiles et plus nourrissants.

– Je ne dis pas, Sancho, répliqua don Quichotte, qu’il soit obligatoire aux chevaliers errants de ne manger autre chose que les fruits dont tu parles; mais que leurs aliments les plus ordinaires devaient être ces fruits et quelques herbes qu’ils trouvaient au milieu des champs, lesquelles herbes ils savaient reconnaître, ce que je sais aussi bien qu’eux.

– C’est une grande vertu, répondit Sancho, que de connaître ces herbes; car, à ce que je vais m’imaginant, nous aurons besoin quelque jour de mettre cette connaissance à profit.»

Et, tirant en même temps du bissac ce qu’il avait dit y porter, ils se mirent à dîner tous deux en paisible et bonne compagnie. Mais désirant trouver un gîte pour la nuit, ils dépêchèrent promptement leur sec et pauvre repas. Ils remontèrent ensuite à cheval, et se donnèrent hâte pour arriver à quelque habitation avant la chute du jour; mais le soleil leur manqua, et avec lui l’espérance d’atteindre ce qu’ils cherchaient, près de quelques huttes de chevriers. Ils se décidèrent donc à y passer la nuit; et autant Sancho s’affligea de n’avoir pas trouvé l’abri d’une maison, autant son maître se réjouit de dormir à la belle étoile, parce qu’il lui semblait, chaque fois qu’il lui arrivait pareille chose, qu’il faisait un nouvel acte de possession, et justifiait d’une nouvelle preuve dans l’ordre de sa chevalerie.

Chapitre XI

De ce qui arriva à don Quichotte avec des chevriers

Notre héros reçut des chevriers un bon accueil; et Sancho, ayant accommodé du mieux qu’il put pour la nuit Rossinante et son âne, flaira et découvrit, au fumet qu’ils répandaient, certains quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une marmite.

Il aurait voulu, à l’instant même, voir s’ils étaient cuits assez à point pour les transvaser de la marmite en son estomac; mais les chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu; puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils dressèrent en diligence leur table rustique, et convièrent de bon cœur les deux étrangers à partager leurs provisions. Six d’entre eux, qui se trouvaient dans la bergerie, s’accroupirent à l’entour des peaux, après avoir prié don Quichotte, avec de grossières cérémonies, de s’asseoir sur une auge en bois qu’ils avaient renversées pour lui servir de siége.

Don Quichotte s’assit, et Sancho resta debout pour lui servir à boire dans une coupe qui n’était pas de cristal, mais de corne. Son maître, le voyant debout, lui dit:

«Pour que tu voies, Sancho, tout le bien qu’enferme en soi la chevalerie errante, et combien ceux qui en exercent quelque ministère que ce soit sont toujours sur le point d’être honorés et estimés dans le monde, je veux qu’ici, à mon côté, et en compagnie de ces braves gens, tu viennes t’asseoir, et que tu ne fasses qu’un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel, que tu manges dans mon assiette, que tu boives dans ma coupe; car on peut dire de la chevalerie errante précisément ce qu’on dit de l’amour, qu’elle égalise toutes choses.