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– Grand merci! répondit Sancho. Mais je puis dire à Votre Grâce que pourvu que j’aie de quoi bien manger, je m’en rassasie, debout et à part moi, aussi bien et mieux qu’assis de pair avec un empereur. Et même, s’il faut dire toute la vérité, je trouve bien plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et sans façons, ne fût-ce qu’un oignon sur du pain, qu’aux dindons gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits coups, s’essuyer à toute minute; où l’on ne peut ni tousser, ni éternuer, quand l’envie vous en prend, ni faire autre chose enfin que permettent la solitude et la liberté. Ainsi donc, mon seigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut me faire comme membre adhérent de la chevalerie errante, ayez la bonté de les changer en autres choses qui me soient plus à profit et à commodité; car ces honneurs, quoique je les tienne pour bien reçus, j’y renonce pour d’ici à la fin du monde.

– Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t’assoies, car celui qui s’humilie, Dieu l’élève.»

Et, le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté de lui.

Les chevriers n’entendaient rien à ce jargon d’écuyers et de chevaliers errants, et ne faisaient autre chose que se taire, manger et regarder leurs hôtes, qui, d’aussi bonne grâce que de bon appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing.

Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier. Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte:

«Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien! En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les liéges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel. Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors [86]. Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert; et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr; c’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité. Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles. Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi. La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment. La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger. Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté. Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète: car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau. C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux [87]. De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer; car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre.»

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter. Sancho se taisait aussi; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais.

Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir, et dès qu’il eut cessé, un des chevriers lui dit:

«Pour que Votre Grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec plus de raison que nous l’avons régalée de notre mieux, nous voulons lui donner encore plaisir et divertissement, en faisant chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C’est un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d’une viole à ravir les gens.»

À peine le chevrier achevait ces mots, qu’on entendit le son de la viole [88], et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, et de fort bonne mine.

Ses compagnons lui demandèrent s’il avait soupé; il répondit que oui. Alors celui qui l’avait annoncé lui dit:

«De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que, dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens qui savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t’en prie, et chante-nous la chanson de tes amours, celle qu’a versifiée ton oncle le bénéficier, et que le village a trouvée si jolie.