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Le chevalier, examinant les deux histoires, remarqua qu’Hélène ne s’en allait pas de trop mauvais gré, car elle riait sous cape et en sournoise. Pour la belle Didon, ses yeux versaient des larmes grosses comme des noix.

Quand don Quichotte les eut bien regardées:

«Ces deux dames, dit-il, furent extrêmement malheureuses de n’être pas nées dans cet âge-ci, et moi, malheureux par-dessus tout de n’être pas né dans le leur, car enfin, si j’avais rencontré ces beaux messieurs, Troie n’eût pas été brûlée, ni Carthage détruite; il m’aurait suffi de tuer Pâris pour éviter de si grandes calamités.

– Moi, je parierais, dit Sancho, qu’avant peu de temps d’ici il n’y aura pas de cabaret, d’hôtellerie, d’auberge, de boutique de barbier, où l’on ne trouve en peinture l’histoire de nos prouesses. Mais je voudrais qu’elles fussent peintes par un peintre de meilleure main que celui qui a barbouillé ces dames.

– Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; car, en effet, celui-ci ressemble à Orbanéja, un peintre qui demeurait à Ubéda, lequel, quand on lui demandait ce qu’il peignait: «Ce qui viendra» disait-il; et si par hasard il peignait un coq, il écrivait au-dessous: «Ceci est un coq» afin qu’on ne le prît pas pour un renard. C’est de cette façon-là, Sancho, si je ne me trompe, que doit être le peintre ou l’écrivain (c’est tout un) qui a publié l’histoire du nouveau don Quichotte: il a peint ou écrit à la bonne aventure. Celui-ci ressemble encore à un poëte appelé Mauléon, qui était venu se présenter ces années passées à la cour. Il répondait sur-le-champ à toutes les questions qui lui étaient faites, et, quelqu’un lui demandant ce que voulait dire Deum de Deo, il répondit: «Donne d’en bas ou d’en haut [347]». Mais laissons cela, et dis-moi, Sancho, dans le cas où tu voudrais te donner cette nuit une autre volée de coups de fouet, si tu veux que ce soit sous toiture de maison ou à la belle étoile.

– Pardi, seigneur, repartit Sancho, pour les coups que je pense me donner, autant vaut être dans la maison que dans les champs. Mais pourtant, je voudrais que ce fût entre des arbres; il me semble qu’ils me tiennent compagnie, et qu’ils m’aident merveilleusement à supporter ma pénitence.

– Eh bien, ce ne sera ni l’un ni l’autre, ami Sancho, répondit don Quichotte; afin que tu reprennes des forces, nous garderons la fin de la besogne pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.

– Faites comme il vous plaira, répliqua Sancho; mais moi, je voudrais conclure cette affaire au plus tôt, quand le fer est chaud et la meule en train; car dans le retard est souvent le péril; faut prier Dieu et donner du maillet, et mieux vaut un tiens que deux tu l’auras, et mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin.

– Assez, Sancho, s’écria don Quichotte; cesse tes proverbes, au nom d’un seul Dieu; on dirait que tu reviens au sicut erat. Parle simplement, uniment, sans t’embrouiller et t’enchevêtrer, comme je te l’ai dit mainte et mainte fois. Tu verras que tu t’en trouveras bien.

– Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, répondit Sancho; je ne peux dire une raison sans un proverbe, ni un proverbe qui ne me semble une raison. Mais je m’en corrigerai si j’en puis venir à bout.»

Et leur entretien finit là.

Chapitre LXXII

Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village

Tout ce jour-là, don Quichotte et Sancho restèrent dans cette auberge de village, attendant la nuit, l’un pour achever sa pénitence en rase campagne, l’autre pour en voir la fin, qui devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant la porte de l’auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou quatre domestiques, l’un desquels, s’adressant à celui qui semblait leur maître:

«Votre Grâce, lui dit-il, seigneur don Alvaro Tarfé peut fort bien passer la sieste ici; la maison paraît propre et fraîche.»

Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho:

«Écoute, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie de mon histoire, il me semble que j’y rencontrai en passant ce nom de don Alvaro Tarfé.

– Cela peut bien être, répondit Sancho; laissons-le mettre pied à terre, ensuite nous le questionnerons.»

Le gentilhomme descendit de cheval, et l’hôtesse lui donna, en face de la chambre de don Quichotte, une salle basse, meublée d’autres serges peintes comme celles qui décoraient l’appartement de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d’été; et, sortant sous le portail de l’auberge, qui était spacieux et frais, il y trouva don Quichotte se promenant de long en large.

«Peut-on savoir quel chemin suit Votre Grâce, seigneur gentilhomme? lui demanda-t-il.

– Je vais, répondit don Quichotte, à un village près d’ici, dont je suis natif, et où je demeure. Et Votre Grâce, où va-t-elle?

– Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.

– Bonne patrie, répliqua don Quichotte; mais Votre Grâce voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom? Je crois qu’il m’importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire.

– Mon nom, répondit le voyageur, est don Alvaro Tarfé.

– Sans aucun doute, répliqua don Quichotte, je pense que Votre Grâce est ce même don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche, récemment imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne.

– Je suis lui-même, répondit le gentilhomme, et ce don Quichotte, principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C’est moi qui le tirai de son pays, ou du moins qui l’engageai à venir à des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j’allais moi-même. Et vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l’ai empêché d’avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir été un peu trop hardi. [348]

– Dites-moi, seigneur don Alvaro, reprit don Quichotte, est-ce que je ressemble en quelque chose à ce don Quichotte dont parle Votre Grâce?

– Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon.

– Et ce don Quichotte, ajouta le nôtre, n’avait-il pas avec lui un écuyer appelé Sancho Panza?

– Oui, sans doute, répliqua don Alvaro; mais, quoiqu’il eût la réputation d’être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï dire une plaisanterie qui fût plaisante.

– Je le crois ma foi bien! s’écria Sancho; plaisanter comme il faut n’est pas donné à tout le monde; et ce Sancho dont parle Votre Grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c’est moi; et j’ai plus de facéties à votre service que s’il en pleuvait; sinon, que Votre Grâce en fasse l’expérience. Venez-vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire tous ceux qui m’écoutent. [349] Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l’amoureux, le défenseur de torts, le tuteur d’orphelins, le défenseur des veuves, le tuteur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la sans pareille Dulcinée du Toboso, c’est ce seigneur que voilà, c’est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho ne sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l’air.