– Voilà qui est à merveille! répondit don Quichotte. Pour moi, je n’ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère; car voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives, parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de l’esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien reposer toute louange, fût-elle hyperbole.
– Cela est vrai, dit le curé. Mais nous autres, nous chercherons par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à la main, si ce n’est à l’âme.
– Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées dont tout l’univers est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes, Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu’on les vend au marché, nous pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s’appelle Anne, par hasard, je la chanterai sous le nom d’Anarda; si elle se nomme Françoise, je l’appellerai Francénia; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout s’arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s’il vient à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse sous le nom de Térésaïna [353].»
Don Quichotte se mit à rire de l’application de ce nom; et le curé, l’ayant comblé d’éloges pour l’honorable résolution qu’il avait prise, s’offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les deux amis prirent congé du chevalier, en l’engageant et le priant de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui fût bon.
Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation, et, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent toutes deux auprès de lui.
«Qu’est-ce que ceci, seigneur oncle? dit la nièce, quand nous pensions, la gouvernante et moi, que Votre Grâce venait se retirer dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous faire pastoureau, toi qui t’en viens, pastoureau, toi qui t’en vas! En vérité la paille d’orge est trop dure pour en faire des chalumeaux.»
La gouvernante s’empressa d’ajouter:
«Et comment Votre Grâce pourra-t-elle passer dans les champs les siestes d’été et les nuits d’hiver, et entendre le hurlement des loups? Par ma foi, c’est un métier d’hommes robustes, endurcis, élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez, seigneur, prenez mon conseil; je ne le donne pas repue de pain et de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d’âge que j’ai sur la tête; restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous chaque semaine, faites l’aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s’il vous en arrive mal…
– C’est bon, c’est bon, mes filles, leur répondit don Quichotte; je sais fort bien ce que j’ai à faire. Menez-moi au lit, car il me semble que je ne suis pas très-bien portant; et soyez certaines que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à l’œuvre.»
Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à son lit, où elles lui donnèrent à manger et le choyèrent de leur mieux.
Chapitre LXXIV
Comment don Quichotte tomba malade, du testament qu’il fit, et de sa mort
Comme les choses humaines ne sont point éternelles, qu’elles vont toujours en déclinant de leur origine à leur fin dernière, spécialement les vies des hommes, et comme don Quichotte n’avait reçu du ciel aucun privilège pour arrêter le cours de la sienne, sa fin et son trépas arrivèrent quand il y pensait le moins. Soit par la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la disposition du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d’une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours entiers, pendant lesquels il fut visité mainte et mainte fois par le curé, le bachelier, le barbier, ses amis, ayant toujours à son chevet Sancho Panza, son fidèle écuyer. Ceux-ci, croyant que le regret d’avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir accomplir ses souhaits pour la délivrance et le désenchantement de Dulcinée le tenaient en cet état, essayaient de l’égayer par tous les moyens possibles.
«Allons, lui disait le bachelier, prenez courage, et levez-vous pour commencer la profession pastorale. J’ai déjà composé une églogue qui fera pâlir toutes celles de Sannazar [354]; et j’ai acheté de mon propre argent, près d’un berger de Quintanar, deux fameux dogues pour garder le troupeau, l’un appelé Barcino [355], l’autre Butron.»
Avec tout cela, don Quichotte n’en restait pas moins plongé dans la tristesse. Ses amis appelèrent le médecin, qui lui tâta le pouls, n’en fut pas fort satisfait, et dit:
«De toute façon, il faut penser au salut de l’âme, car celui du corps est en danger.»
Don Quichotte entendit cet arrêt d’un esprit calme et résigné. Mais il n’en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, lesquels se prirent à pleurer amèrement, comme s’ils eussent déjà son cadavre devant les yeux. L’avis du médecin fut que des sujets cachés de tristesse et d’affliction le conduisaient au trépas. Don Quichotte demanda qu’on le laissât seul, voulant dormir un peu. Tout le monde s’éloigna, et il dormit, comme on dit, tout d’une haleine, plus de six heures durant, tellement que la nièce et la gouvernante crurent qu’il passerait dans ce sommeil. Il s’éveilla au bout de ce temps, et poussant un grand cri, il s’écria:
«Béni soit Dieu tout-puissant, à qui je dois un si grand bienfait! Enfin, sa miséricorde est infinie; elle n’est ni repoussée ni diminuée par les péchés des hommes.»
La nièce avait écouté attentivement les propos de son oncle, qui lui parurent plus raisonnables que ceux qu’il avait coutume de tenir, au moins depuis sa maladie.
«Qu’est-ce que dit Votre Grâce, seigneur? lui demanda-t-elle. Avons-nous quelque chose de nouveau? Quels sont ces miséricordes et ces péchés des hommes dont vous parlez?
– Ces miséricordes, ô ma nièce, répondit don Quichotte, sont celles dont Dieu vient à l’instant même de me combler, Dieu, comme je l’ai dit, que n’ont point retenu mes péchés. J’ai la raison libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l’ignorance dont l’avait enveloppée l’insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie. Je reconnais maintenant leurs extravagances et leurs séductions trompeuses. Tout ce que je regrette, c’est d’être désabusé si tard qu’il ne me reste plus le temps de prendre ma revanche, en lisant d’autres livres qui soient la lumière de l’âme. Je me sens, ô ma nièce, à l’article de la mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu’on en conclût que ma vie n’a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de fou. Je le fus, il est vrai; mais je ne voudrais pas donner par ma mort la preuve de cette vérité. Appelle, ma chère amie, appelle mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier; je veux me confesser et faire mon testament.»