Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit; je veux dire qu’il mourut. Le voyant expiré, le curé pria le notaire de dresser une attestation constatant qu’Alonzo Quijano le Bon, appelé communément don Quichotte de la Manche, était passé de cette vie en l’autre, et décédé naturellement, ajoutant qu’il lui demandait cette attestation pour ôter tout prétexte à ce qu’un autre auteur que Cid Hamet Ben-Engéli le ressuscitât faussement, et fît sur ses prouesses d’interminables histoires.
Telle fut la fin de L’INGÉNIEUX HIDALGO DE LA MANCHE, duquel Cid Hamet ne voulut pas indiquer ponctuellement le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l’honneur de lui avoir donné naissance et de le compter parmi leurs enfants, comme il arriva aux sept villes de la Grèce à propos d’Homère. [357] On omet de mentionner ici les pleurs de Sancho, de la nièce et de la gouvernante, ainsi que les nouvelles épitaphes inscrites sur le tombeau de don Quichotte. Voici cependant celle qu’y mit Samson Carrasco:
«Ci-gît l’hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance, qu’on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.
«Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croque-mitaine du monde; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou.»
Ici le très-prudent Cid Hamet dit à sa plume: «Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te profaner. Mais avant qu’ils parviennent jusqu’à toi, tu peux les avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras trouver:
«Halte-là, halte-là, félons; que personne ne me touche; car cette entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée. [358]
«Oui, pour moi seul naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut opérer, et moi écrire. Il n’y a que nous seuls qui ne fassions qu’un, en dépit de l’écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d’autruche, grossière et mal affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n’est pas, en effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l’exhorteras à laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris de don Quichotte; à ne pas s’aviser surtout de l’emmener contre toutes les franchises de la mort dans la Castille-Vieille [359], en le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu tout de son long, hors d’état de faire une sortie nouvelle et une troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu’il a faites, si bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers. En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession chrétienne; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal; et moi, je serai satisfait et fier d’être le premier qui ait entièrement recueilli de ses écrits le fruit qu’il en attendait; car mon désir n’a pas été autre que de livrer à l’exécration des hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie, lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu’en trébuchant, et tomberont tout à fait sans aucun doute. – Vale.»
[1] C’est l’écrivain qui s’est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, natif de Tordésillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone.
[2] La bataille de Lépante.
[3] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du saint-office, après avoir été marié deux fois.
[4] Il y a dans le texte podenco, qui veut dire chien courant. J’ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas répété tant de fois en quelques lignes.
[5] Petite pièce de l’époque, dont l’auteur est inconnu.
[6] On nomme veinticuatros les regidores ou officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue, depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre par Alphonse le Justicier.
[7] Las copias de Mingo Revulgo sont une espèce de complainte satirique sur le règne de Henri IV (el impotente). Les uns l’ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme el Laberinto; d’autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la Célestine ; d’autres encore au chroniqueur Fernando del Pulgar. Celui-ci, du moins, l’a commentée à la fin de la chronique de Henri IV par Diego Enriquez del Castillo.
[8] Que Cervantes n’acheva point.
[9] Métaphore empruntée à l’art chirurgical. Il était alors très en usage de coudre une blessure, et l’on exprimait sa grandeur par le nombre de points nécessaires pour la cicatriser. Cette expression rappelle une des plus piquantes aventures de la Nouvelle intitulée Rinconete y Cortadillo. Cervantes y raconte qu’un gentilhomme donna cinquante ducats à un bravache de profession, pour qu’il fît à un autre gentilhomme, son ennemi, une balafre de quatorze points. Mais le bravo, calculant qu’une si longue estafilade ne pouvait tenir sur le visage fort mince de ce gentilhomme, la fit à son laquais, qui avait les joues mieux remplies.
[10] Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même entrées dans le langage proverbiaclass="underline" Juan Cortès de Tolédo, auteur du Lazarille de Manzanarès, dit, en parlant d’une belle-mère, que c’était une femme plus redoutée que la descente du Turc. Cervantes dit également, au début de son Voyage au Parnasse, en prenant congé des marches de l’église San-Félipe, sur lesquelles se réunissaient les nouvellistes du temps: «Adieu, promenade de San-Félipe, où je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien Turc monte ou descend.»
[11] On appelait ces charlatans politiques arbitristas, et les expédients qu’ils proposaient, arbitrios. Cervantes s’est moqué d’eux fort gaiement dans le Dialogue des chiens. Voici le moyen qu’y propose un de ces arbitristas, pour combler le vide du trésor royaclass="underline" «Il faut demander aux cortès que tous les vassaux de Sa Majesté, de quatorze à soixante ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à l’eau, et que toute la dépense qu’ils auraient faite ce jour-là, en fruits, viande, poisson, vin, œufs et légumes, soit évaluée en argent, et fidèlement payée à Sa Majesté, sous l’obligation du serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin, il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de cet âge… qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous que ce serait une misère que d’avoir chaque mois plus de trois millions de réaux comme passés au crible? D’ailleurs, tout serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils serviraient à la fois le ciel et le roi, et, pour un grand nombre, ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la ruine de l’État.»