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 — Veuillez me remettre votre passeport ! Il sera confié à l’Alien Office1 et vous sera rendu quand vous quitterez l’Angleterre...

Le poing de Tremaine se crispa sur sa canne tandis que sa figure tannée virait au rouge brique :

 — Je ne reste pas à Londres. Comment, en ce cas, vais-je me déplacer à l’intérieur de votre foutu pays ? Le premier argousin venu pourra me mettre la main au collet ?

Toujours aussi impavide, l’Anglais aux grandes dents et aux yeux de granit considéra cet étranger visiblement furieux qui semblait sur le point d’éclater :

 — Rassurez-vous, sir ! On vous en donnera un temporaire... si toutefois vous présentez les conditions requises...

 — Quelles conditions ?

 — Ce n’est pas à moi de vous en informer. Avec votre permission je vais effectuer ma visite !

 — Amusez-vous bien ! grinça Tremaine. Vous allez trouver beaucoup de vide. Quant à mes bagages, vos collègues de Gravissaient les ont plombés. Vous n’en tirerez pas grande distraction...

A cet instant, le pilote détourna son attention :

 — Regardez, sir ! Comme je vous l’avais annoncé, le brouillard perd de son épaisseur...

C’était vrai et c’était une bénédiction car on naviguait depuis un moment au son ininterrompu des cornes de brume. Le trafic devenait dense sur le fleuve où, heureusement, les silhouettes se dégageaient. Bientôt apparurent d’énormes chantiers de construction de chaque côté des rives : les docks et entrepôts dont le roi George III dotait le port de Londres2. C’en serait prochainement fini des joyeux empilements de fûts, de paniers, de caisses et de tout ce que déversait le ventre des navires revenus des sept mers. L’Angleterre, qui s’ouvrait à l’ère industrielle et se voulait le premier marché du monde, pourrait bientôt cacher et abriter ses richesses.

Soudain, dans les dernières écharpes, un halo de lumières apparut à bâbord. Tout de suite, le pilote donna l’explication :

 — Le reflet de notre pont de Westminster illuminé, dit-il avec fierté. Et comme d’autres lumières vont s’allumer dans la ville vous pourrez bientôt tout distinguer...

C’était peut-être beaucoup dire. Si le brouillard disparaissait, on le devait surtout à la pluie fine qui tombait à présent, noyant la grande cité dans une grisaille universelle.

 — Il ne fait pas encore nuit, bougonna Tremaine. Pourquoi le pont est-il éclairé. Il y a fête ?

 — Non. Il n’est pas rare qu’il reste allumé toute la journée quand il y a du brouillard.

Guillaume ne répondit pas. Avec une curiosité malveillante, il observait le repaire principal de l’ennemi. Ce grand port fluvial ne possédait pas vraiment de quais : rien que des appontements sur pilotis faits de madriers noirs comme des dents cariées qui prolongeaient une infinité de rues perpendiculaires à la rivière. Sur la droite s’élevait une forteresse médiévale plutôt sinistre percee d’une porte ogivale et d’une autre, à ras de l’eau, fermée d’une grille sous un arc Tudor. L’arrivant n’avait pas besoin qu’on lui dise qu’il s’agissait de la Tour de Londres dont il avait déjà vu plusieurs reproductions. Elle était encore plus lugubre qu’il ne l’imaginait en dépit des cygnes neigeux qui voguaient dans ses environs, insoucieux du flot noirâtre où se déversaient les égouts. Les beaux palmipèdes apportaient une note irréelle par leur blancheur qu’aucune souillure ne semblait atteindre.

Le pilote pria le capitaine de jeter l’ancre puis désigna un vaste bâtiment voisin de la Tour :

 — Custom’s House — l’hôtel de la Douane — , sir ! dit-il à Tremaine. Nous sommes arrivés et vous devez vous préparer à descendre à terre : un bateau va vous conduire à l’Alien Office où l’on vous posera quelques questions...

 — Encore ! Je peux fort bien débarquer avec mon propre canot.

 — Ce ne serait pas légal ! intervint le douanier qui émergeait des entrailles de l’Élisabeth. Vous devez descendre seul, sans passeport et sans bagages. Je vous accompagne d’ailleurs... Pendant ce temps, votre navire apprendra où il a l’autorisation de mouiller.

Du haut de sa carcasse maigre et musclée, Guillaume Tremaine toisa l’insulaire qu’il brûlait d’envie de jeter par-dessus bord. Ses yeux fauves lançaient des éclairs :

 — Si je n’avais une impérieuse raison de venir dans cette île misérable, je vous jure que je virerais de bord sans hésiter pour redescendre avec la marée...

L’homme aux grandes dents les exhiba en une grimace qui se voulait joviale :

 — Nous ne vous le permettrions pas, articula-t-il gravement. On ne se promène pas sur la Tamise sans un motif valable. De toute façon, vous devez répondre à nos questions ! Si vous voulez bien me suivre... Ah ! j’oubliais ! Il vous faut payer un shilling pour le transport !

C’en était trop ! Mettant son grand nez à hauteur de celui de l’autre, Tremaine aboya :

 — Et combien faudra-t-il que je donne au geôlier qui va m’enfermer dans une basse-fosse de cette sacrée vieille tour ?

Afin de mieux manifester sa compréhension de l’humour français, le douanier découvrit d’épaisses gencives rouges de mangeur de bœuf.

 — Nous ne sommes pas si méchants. Nous partons seulement du principe que tout service doit être rétribué. Ainsi, n’oubliez pas votre pilote ! Ce sera...

 — Ce que je voudrai ! Je n’ai pas besoin de vos conseils pour récompenser un bon marin...

La pièce d’or qu’il offrit à son guide fit ouvrir de grands yeux au douanier mais il jugea plus prudent de ne se livrer à aucun commentaire. Cependant, ce fut avec une déférence nouvelle qu’il conduisit le voyageur jusqu’à la barque venue à l’échelle de coupée...

Un long moment plus tard — il lui fallut en effet attendre son tour — , Tremaine, une fois franchies les grilles entourant le vaste bâtiment de Custom’s House, se retrouva en face d’un fonctionnaire assis derrière une table tachée d’encre et qui, avant de tremper dans l’encrier la plume traditionnellement perchée sur son oreille, lâcha sa première question :

 — Quelle nationalité, gentleman ?

 — Je suis français. Rien contre ?

 — Du tout... duuuu tout ! psalmodia le fonctionnaire.

 — Vous parlez ma langue ? s’étonna Tremaine.

 — Plus deux ou trois autres dialectes mais ici c’est moi qui interroge. Alors si vous voulez bien me confier vos nom, prénoms, qualités, profession et lieu de domicile pour commencer.

Guillaume s’exécuta non sans faire observer que s’il avait été en possession de son passeport, les choses s’en seraient trouvées facilitées, l’homme de l’Alien Office riposta qu’il détenait ledit passeport mais que les informations gagnaient à être répétées. Il se mit à écrire avec autant de solennité que s’il rédigeait une convention d’armistice puis demanda :

 — Date et lieu de naissance ?

 — 3 septembre 1750 à Québec.

Une lueur sadique s’alluma dans l’œil du bureaucrate :

 — A Québec ? Alors vous n’êtes pas français mais un indigène du Canada : donc sujet britannique...

Il eut à peine le temps d’achever sa phrase. Tremaine, devenu tout rouge, venait de se pencher sur le bureau et, empoignant le policier par son habit, l’arracha de son siège pour amener son visage à quelques centimètres du sien :

 — Écrivez ça et je vous casse en deux, espèce de malotru ignare ! Apprenez votre histoire ! Quand je suis né c’était en Nouvelle-France et pas dans une de vos colonies.

 — Ne vous fâchez pas ! gargouilla l’autre. C’était... c’était... pour plaisanter....