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 — Au-delà de Cambridge, renseigna François. Tu diras à Jerry que Mr Tremaine voudrait y être au lever du jour, relais compris...

 — Alors y’a pas d’temps à perdre...

 — En effet, approuva Mrs Baxter. Passons à table, messieurs ! J’aurai vite fait d’ajouter un couvert... ajouta-t-elle en débarrassant les deux voyageurs de leurs chapeaux et manteaux qu’elle rangea dans un petit vestiaire avant de les précéder dans la salle où le repas allait être servi.

Lorsqu’il y pénétra, Guillaume comprit enfin pourquoi son ami était si content de regagner Paternoster Row.

Dallée de carreaux rouges bien astiqués dont un archipel de tapis vivement colorés rompait agréablement la glaçure, lambrissée de vieux chêne où alternaient gravures de marine ou de chasse et pichets à whisky en étain, réchauffée par une cheminée où brûlait un bon feu de charbon dont l’odeur un peu âcre était compensée par les poignées d’herbes sèches qu’on y jetait aussi, cette pièce était d’autant plus accueillante que, près du feu, une table ronde nappée de blanc supportait un assortiment de lourde faïence bleue et blanche et de verres miroitants disposés autour d’un petit bouquet de bruyères et de feuillage automnal. Des chandelles alignées sur le manteau de la cheminée, entre des assiettes d’étain gravé, enveloppaient d’une agréable lumière dorée le couvert auquel une jeune servante se hâtait d’apporter les modifications rendues nécessaires par l’arrivée d’un hôte inattendu. De bons fauteuils de cuir clouté attendaient les convives, semblables à ceux qui, avec une autre table encombrée d’un tricot commencé, de quelques livres et d’albums en cuir patiné, composaient la partie féminine de ce « parlour » typiquement britannique, sinon anglais, où une famille entière devait pouvoir se sentir à l’aise. Les grands rideaux de drap rouge tirés devant les fenêtres à guillotine retranchaient complètement cet endroit de la froidure et de l’humidité extérieures.

A peine, d’ailleurs, les arrivants se furent-ils installés que Margaret Baxter leur servit une généreuse rasade d’un vieux whisky pur malt, s’en versa une équivalente et, levant son pot, déclara d’une voix vibrante :

 — Bienvenue à notre voyageur des confins du grand Océan ! Bienvenue aussi à celui qui vient en ami ! Cette maison et moi-même vous accueillons avec joie et l’espoir de vous y revoir souvent !

Tandis qu’elle prononçait cette formule d’accueil, le visage de l’Écossaise, perdant alors toute austérité, rayonna d’un chaud sourire qui alluma des étincelles dans ses yeux. Les deux hommes se levèrent pour répondre au toast comme l’exigeaient la tradition puis se rassirent pour attaquer le cocka-leekie — bouillon de poule écossais aux poireaux et aux pruneaux — que la servante apportait dans une vaste soupière décorée de fleurs bleues.

Dire que Tremaine apprécia la cuisine de son hôtesse serait beaucoup dire : il y avait une marge sérieuse entre Mrs Baxter et Clémence Bellec dont le talent régnait sur la cuisine des Treize Vents, mais il avait faim, les mets étaient présentés sans recherche inutile et accompagnés d’un vin qui n’avait pu voir le jour que dans un coin quelconque du Bordelais. Surtout, il fut sensible à la tarte au sirop d’érable venue en droite ligne de Québec et dont la saveur d’enfance retrouvée lui mit une larme au coin de l’œil. Dans les instants de détresse morale qu’il traversait, cette hospitalité généreuse et tellement inattendue dans un pays détesté lui mettait un peu de baume au cœur et ce fut sans révolte intérieure et même avec un certain enthousiasme qu’il s’entendit promettre de revenir à Paternoster Row pour y passer quelques jours avant de reprendre la mer, son douloureux pèlerinage achevé... Au fond, en liant amitié avec la veuve du libraire, il ne trahissait pas vraiment son vieux serment de haine sans merci à l’Angleterre : Margaret était écossaise et cela changeait tout...

Une heure plus tard, un peu ivre — mais les deux autres l’étaient presque autant que lui ! — , il se laissait choir dans les coussins moelleux d’une chaise de poste peinte en rouge et noir, tirée par quatre chevaux crachant le feu par les naseaux et sur laquelle régnait une sorte de gnome emperruqué sous un haut-de-forme à cocarde.

 — Vous en faites pas, gentleman, déclara cet intéressant personnage et tâchez de dormir un brin ! Vous serez chez vos amis à temps pour le breakfast ou je ne m’appelle plus Sam Weldon.

 — Faites ça, affirma Tremaine, et vous aurez triples guides !

Le « hurrah » du cocher se perdit dans le fracas de huit paires de sabots et de quatre roues ferrées démarrant avec un bel ensemble. Si brutalement même que le voyageur faillit se retrouver assis sur le tapis. Il ne pesta que pour la forme, se cala de son mieux dans un coin, les pieds posés sur la banquette avant, croisa les bras et ferma les yeux. La voiture n’avait pas encore quitté Londres qu’il dormait à poings fermés...

CHAPITRE II

ASTWELL PARK

Une poigne vigoureuse tira Guillaume de son sommeil. Entrouvrant des paupières pesantes, il vit que la voiture était arrêtée, la portière ouverte et le cocher occupé à le secouer :

 — Eh bien ? fit-il.

 — Astwell Park, mylord ! Vous êtes arrivé ou peu s’en faut !

Du manche de son fouet, il désignait un parc dont les murs d’enceinte cheminaient sur les renflements de douces collines à la manière de la Grande Muraille de Chine. Le vaste espace qu’ils enfermaient se distinguait du paysage environnant par l’absence de haies et de cultures mais aussi par la présence de grands conifères harmonieusement mêlés aux chênes et aux hêtres. Au centre, on apercevait une longue maison grise, un bâtiment de style élisabéthain dont une succession de pignons, de lucarnes et de cheminées brisait la ligne des toits. L’aurore qui teintait de mauve les vieilles pierres faisait miroiter les innombrables carreaux de hautes fenêtres à meneaux montant le long des façades comme des échelles.

Grâce aux cygnes qui évoluaient sur l’eau sombre des douves ceinturant les trois quarts du château et aux hérons qui le survolaient, l’ensemble donnait une grande impression de noblesse mais de son charme suintait une certaine tristesse...

Le regard aigu de Tremaine suivit un instant la course d’un jeune daim traversant une pelouse pour rejoindre l’abri d’une proche futaie puis revint se poser sur Sam Weldon :

 — Repartons ! dit-il. Nous en avons bien pour quelques minutes si vous n’allez pas trop vite. Cela me donnera le temps de remettre de l’ordre dans ma toilette...

Il prit à ses pieds un nécessaire posé à même le sol de la voiture, l’ouvrit et entreprit d’effacer le désordre et la poussière de la route. Il ne tenait pas à se présenter devant l’époux de Marie-Douce sous une apparence négligée et moins encore devant celle qui l’avait appelé.

A mesure que la voiture roulait vers la demeure, son cœur se serrait davantage. Était-elle encore vivante, sa douce Marie ? Tous ces retards accumulés n’avaient-il pas usé ses dernières forces en lassant la patience — trop courte le plus souvent ! — de l’impitoyable gardienne de l’au-delà ? Allait-il seulement la revoir ? Cette maison silencieuse ressemblait au tombeau d’une légende...

Lorsque s’ouvrit la lourde porte en chêne sculpté où aboutissait une volée de marches, il se sentit un peu moins terrifié. Le robuste maître d’hôtel au visage brique apparu dans l’encadrement arborait une si bonne santé qu’elle avait quelque chose de rassurant. Derrière lui s’étendait un grand hall dallé, très noble et très beau avec ses lambris Renaissance surmontés de trophées de chasse et de grands tableaux noircis par le temps sous un plafond à caissons enluminés. Puis il aperçut le flamboiement d’une large cheminée où un arbre tronçonné crépitait sous un arc Tudor en pierre blanche.