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Il y avait alors chez les dominicains du couvent de Spirito Santo, à Naples, un religieux appelé le père Schedoni. Sa famille était inconnue, et lui-même avait grand soin, en toute occasion, d’étendre sur son origine un voile impénétrable; il éludait avec beaucoup d’adresse toutes les questions que ses frères pouvaient lui poser à ce sujet. On ignorait jusqu’au lieu de sa naissance. Diverses circonstances donnaient cependant à penser qu’il était homme de condition et qu’il avait joui de quelque fortune. Son caractère, dont la hauteur perçait à travers l’humble costume de son ordre, trahissait l’orgueil d’une ambition déçue plutôt que la fierté d’une âme généreuse. Ceux de ses frères à qui il avait inspiré quelque intérêt supposaient que la singularité de ses manières, sa réserve austère, son silence obstiné, étaient dus à des malheurs immérités dont le souvenir révoltait encore un esprit aigri, tandis que d’autres ne voyaient dans cette manière d’être que l’effet d’une conscience troublée par le remords de quelque grand crime.

Quelquefois, il se tenait plusieurs jours de suite à l’écart de toute société ou absorbé dans une méditation silencieuse. On ne savait pas toujours en quel lieu il se retirait, quoique l’on eût coutume d’épier ses allées et venues. Jamais on ne l’entendait se plaindre de rien ni de personne. Aucun des religieux ne l’aimait; plusieurs éprouvaient de l’antipathie pour lui, et presque tous le craignaient. Son aspect, à la vérité, ne prévenait pas en sa faveur. Il était fort maigre et de grande taille; lorsqu’il marchait enveloppé dans la robe noire de son ordre, il y avait dans son air je ne sais quoi de fantastique et de surnaturel; l’ombre de son capuchon, projetée sur la pâleur livide de son visage, ajoutait à l’austérité de sa physionomie et donnait à ses grands yeux un caractère sombre dont l’effet approchait de l’horreur. On voyait sur ses traits une expression indéfinissable, c’était comme la trace de passions autrefois ardentes et qui n’animaient plus ce visage de marbre. Ses yeux seuls étaient encore si perçants qu’ils semblaient pénétrer dans le tréfonds du cœur humain; peu de personnes pouvaient supporter ce regard d’aigle, et celui qui en avait subi l’effet évitait de le rencontrer une seconde fois. Ce moine pourtant, malgré son goût pour la retraite et les austérités, savait, à l’occasion, se plier avec une souplesse singulière à l’humeur et aux passions des personnes qu’il avait intérêt à se concilier, et il parvenait aussi à les dominer complètement.

Or, Schedoni était le confesseur et le directeur de conscience de la marquise de Vivaldi. Elle l’avait consulté dans le premier mouvement de sa vanité blessée, et l’avait pris pour confident de son indignation. C’étaient deux natures merveilleusement assorties pour le mal. Le moine savait mettre une extrême adresse au service de son ambition, et la marquise, jouissant d’un grand crédit à la cour, était résolue à tout sacrifier pour la défense de son orgueil de race. L’un convoitait une riche récompense; l’autre était prête à tout prodiguer à celui qui l’aiderait à maintenir la dignité de sa maison. Poussés vers un même but par des passions diverses, ils concertèrent leur plan à l’insu du marquis lui-même.

Vivaldi, en sortant de la chambre de sa mère, avait rencontré Schedoni qui y entrait. Il n’ignorait pas que le moine était le confesseur de la marquise, mais l’heure de cette visite lui parut singulièrement choisie. Schedoni le salua avec un air de douceur affecté; mais Vivaldi, frappé par son regard pénétrant, recula involontairement, comme s’il eût eu l’instinct du complot machiné contre lui.

III

Vivaldi continuait ses visites à la villa Altieri, et peu à peu Elena avait consenti à se trouver en tiers avec lui et sa tante. Leur entretien roulait le plus souvent sur des sujets indifférents; car la signora Bianchi, appréciant le caractère et les sentiments de sa nièce, savait que Vivaldi réussirait plus sûrement auprès d’elle par la réserve et la discrétion que par l’étalage d’une tendresse déclarée. La jeune fille, jusqu’à ce que son cœur fût tout à fait subjugué, pouvait prendre ombrage d’une poursuite qui s’affichait trop ouvertement, et il faut dire que ce danger diminuait de jour en jour à mesure que les entrevues devenaient plus fréquentes.

La signora Bianchi avait positivement déclaré à Vivaldi qu’il n’avait pas de rival à craindre. Elena, disait-elle, avait constamment repoussé tous les admirateurs qui étaient venus la chercher dans sa retraite; sa réserve actuelle provenait de la crainte que lui inspirait l’opposition de la famille Vivaldi, et non pas de son indifférence. Ainsi rassuré, le jeune homme cessa de presser Elena, attendant tout de la confiance qu’il s’attachait à lui inspirer, pendant que ses espérances étaient entretenues par la vielle dame, gagnée à sa cause et habile à la plaider.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, au bout desquelles Elena, cédant enfin aux instances de sa tante et au penchant de son propre cœur, agréa Vivaldi pour son adorateur déclaré. On oublia l’opposition de la noble famille; ou, si l’on s’en souvint, ce fut en conservant le secret espoir de la surmonter.

Les deux jeunes gens, avec la signora Bianchi et un parent éloigné de cette dernière, le signor Giotto, faisaient quelquefois des excursions dans les délicieux environs de Naples. Vivaldi ne prenait plus la peine de cacher son amour et semblait, au contraire, par la publicité de ses hommages, protester contre les rumeurs injurieuses dont la jeune fille avait été l’objet. Le souvenir de ce qu’elle avait souffert à cause de lui, l’innocente confiance et la douceur qu’elle lui témoignait, tout contribuait à étouffer chez lui les préjugés de rang et de naissance et à fortifier son attachement par une sorte de compassion respectueuse.

Un soir, Vivaldi, assis près d’Elena dans ce même pavillon témoin de ses premiers aveux, pressait avec ardeur l’union dont il attendait son bonheur. La signora Bianchi n’y opposait aucune objection. Rêveuse et dominée par une sorte de pressentiment douloureux, elle regardait vaguement le beau spectacle qu’éclairait à demi le coucher du soleil. La mer enflammée par ses derniers rayons, la multitude et la confusion des barques qui retournaient de Santa Lucia au port de Naples, la belle tour romaine qui se dresse sur le môle et les groupes de pêcheurs fumant au pied de ses murailles, tous ces tableaux enchanteurs semblaient ne produire sur elle qu’une impression mélancolique.

– Hélas! murmura-t-elle après un long silence, qui sait si le beau soleil de ces rivages, qui éclaire au loin ces cimes majestueuses, qui sait s’il brillera longtemps pour moi et si mes yeux ne se fermeront pas bientôt à ce magnifique spectacle!

Elena gronda doucement sa tante de se livrer à de si tristes pensées. Pour toute réponse la signora Bianchi exprima le vœu ardent de voir le sort de sa nièce assuré. Puis elle ajouta:

– Si ce bonheur était retardé, je craindrais de ne pas vivre assez longtemps pour en être témoin. Un secret instinct m’avertit que je dois profiter du peu de jours qui me restent pour confier mon enfant chérie à la tendresse et à la protection d’un époux!

À ces mots, Elena, vivement affectée, fondit en larmes et se jeta au cou de sa tante, en s’écriant qu’elle repoussait de pareils présages, que rien, Dieu merci, ne faisait prévoir une séparation si prochaine, tandis que Vivaldi, tout en s’élevant comme elle contre des craintes si peu justifiées, s’autorisait des désirs de la vieille dame pour conjurer la jeune fille de rendre au moins quelque tranquillité à sa tante en consentant à leur prochaine union. Alors la signora Bianchi, prenant dans ses mains celles de sa nièce et celles du jeune homme, reprit d’un ton grave qui cachait mal son émotion: