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« Tu as une mine ravissante », lui dis-je. « Combien de temps cela fait-il ? Huit ans, neuf ans ? »

Je connais la réponse, mais je veux seulement la tester. Et elle réussit à l’épreuve en me répondant : « L’été 68. » Je suis soulagé qu’elle n’ait pas oublié.

Je constitue donc toujours un chapitre de son autobiographie. « Comment vas-tu, David ? »

« Pas mal. » Les inanités de la conversation. « Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? »

« Je travaille chez Random House. Et toi ? »

« Je bricole », dis-je. « Ici et là. » Est-elle mariée ? Ses mains gantées ne me renseignent pas. Je n’ose pas demander. Je suis incapable de la sonder. Je lui fais un sourire forcé en me dandinant d’une jambe sur l’autre. Le silence qui s’est établi entre nous paraît soudain infranchissable. Avons-nous épuisé si vite tous les sujets abordables ? N’y a-t-il plus d’aires de contact entre nous à part les vieilles blessures trop douloureuses pour être rouvertes ?

« Tu as changé », dit-elle.

« Je suis plus vieux. Plus fatigué. Plus chauve. »

« Ce n’est pas ça. Tu as changé quelque part à l’intérieur. »

« Je suppose que tu as raison. »

« Tu me mettais mal à l’aise. J’éprouvais une sorte de sentiment trouble que je ne ressens plus maintenant. »

« Tu veux dire après le trip ? »

« Avant et après, tous les deux. »

« Tu t’es toujours sentie mal à l’aise en ma présence ? »

« Toujours. Je n’ai jamais réussi à comprendre pourquoi. Même quand nous étions très proches l’un de l’autre, je ressentais… je ne sais pas, une insécurité, une gêne chaque fois que j’étais avec toi. Et maintenant, cela a disparu. Je ne le ressens plus du tout. Je me demande pourquoi. »

« Le temps guérit toutes les blessures », lui dis-je. Sagesse d’oracle.

« Je suppose que tu as raison. Mon Dieu, qu’il fait froid ! Tu crois qu’il va neiger ? »

« C’est sûr, d’ici peu de temps. »

« J’ai horreur du froid. » Elle se serre dans son manteau. Je ne l’ai jamais connue avec le froid. Le printemps et l’été, et ensuite adieu, c’est fini, salut. Étrange, comme elle me laisse indifférent, maintenant. Si elle m’invitait chez elle, je répondrais probablement : non, merci, je dois rendre visite à ma sœur. Bien sûr, elle est imaginaire. C’est peut-être ce qui explique la chose. Mais il y a aussi le fait qu’elle n’a plus d’aura. Elle n’émet plus, ou plutôt, je ne la reçois pas. Elle n’est qu’une statue d’elle-même, comme les chats dans l’impasse. Est-ce que je vais être incapable de sentiments, maintenant que je ne capte plus rien ? Elle me dit : « Je suis heureuse que nous nous soyons rencontrés, David. On devrait se voir, un de ces jours, tu ne crois pas ? »

« Absolument. On ira boire un verre ensemble, en évoquant le bon vieux temps. »

« Cela me ferait très plaisir. »

« À moi aussi. Beaucoup. »

« Porte-toi bien, David. »

« Toi aussi, Toni. »

Nous échangeons un sourire. Je lui fais un petit salut ironique en guise d’adieu. Nous allons chacun de notre côté. Je continue en direction de l’ouest, et elle remonte la rue glacée vers Broadway. Cette rencontre m’a un peu réconforté. Elle s’est passée amicalement, froidement, d’une manière peu émotionnelle. Tout est mort, en fait. Toutes les passions sont éteintes. Je suis heureuse que nous nous soyons rencontrés, David. On devrait se voir, un de ces jours, tu ne crois pas ? Une fois au coin de la rue, je m’aperçois que j’ai oublié de lui demander son numéro de téléphone. Toni ? Toni ? Mais elle n’est plus en vue. Comme si elle n’avait jamais été là.

C’est la petite fêlure dans le luth Qui peu à peu fera taire la musique Et en s’élargissant réduira lentement Toute chose au silence.

C’était de Tennyson. Merlin et Viviane. Vous avez déjà entendu ce vers sur la petite fêlure dans le luth, n’est-ce pas ? Mais vous n’auriez pas cru que c’était de Tennyson. Moi non plus. Mon luth est fendu. Dzong. Dzing. Dzoung. Encore une petite perle littéraire :

Tout son finira en silence, mais le silence ne meurt jamais.

C’est Samuel Miller Hageman qui écrivit cela en 1876, dans un poème appelé Silence. Jamais entendu parler de Samuel Miller Hageman ? Moi non plus. Tu étais un vieux malin, Sam, qui que tu aies été.

Un jour, quand j’avais huit ou neuf ans – c’était avant qu’ils adoptent Judith, de toute manière – c’était l’été, et nous sommes allés avec mes parents dans une station des Catskills passer quelques semaines. Il y avait un camp pour les gosses, où on apprenait la natation, le tennis, le base-ball, les travaux d’artisanat et autres activités, pendant que nos parents s’adonnaient au gin rummy et à la boisson créatrice. Un après-midi, on organisa un tournoi de boxe. Je n’avais jamais porté de gants de boxe, et dans les bagarres d’écoliers je me sentais incompétent, de sorte que l’idée ne m’enthousiasmait guère. J’assistai aux cinq premiers matchs avec un désarroi grandissant. Tous ces coups ! Tous ces nez en train de saigner !

Puis vint mon tour. Mon adversaire était un garçon appelé Jimmy, de quelques mois plus jeune que moi mais plus grand et plus lourd, et beaucoup plus athlétique. Je pense que les moniteurs nous avaient mis ensemble délibérément, en espérant que Jimmy me tuerait. Je n’étais pas leur chouchou. Je commençai à trembler avant même qu’ils m’enfilent les gants. « Premier round ! » s’écria un moniteur, et nous nous rapprochâmes. J’entendis distinctement Jimmy penser qu’il allait me frapper au menton, et quand son gant arriva vers ma figure, je me baissai et le frappai au ventre. Ce qui le rendit furieux. Il conçut l’intention de me marteler la nuque, mais dès que je m’en aperçus j’esquivai et je le frappai dans le cou, près de sa pomme d’Adam. Il hoqueta et se tourna, presque en pleurs. Au bout d’un moment, il voulut attaquer de nouveau, mais je continuais à anticiper chacun de ses mouvements, et il ne me toucha jamais. Pour la première fois de ma vie, je me sentais fort, adéquat, agressif. Tandis que je faisais pleuvoir les coups sur lui, je risquai un regard au-delà du ring improvisé et aperçus mon père, gonflé d’orgueil, à côté de celui de Jimmy, l’air perplexe et irrité. Fin du premier round. J’étais couvert de sueur, souriant, dans une forme épatante.

Deuxième round : Jimmy s’avança sur moi, décidé à me mettre en pièces. Roulant terriblement les épaules, visant toujours à la tête. Mais je m’arrangeai pour que ma tête ne soit jamais là où il espérait la trouver, et balançant mes hanches, je le frappai de nouveau à l’estomac, très fort. Quand il se plia en deux, je lui lançai un crochet au nez et il tomba en pleurant. Le moniteur qui faisait office d’arbitre compta rapidement jusqu’à dix et me leva le poing. « Hé, Joe Louis ! » hurla mon père. « Hé, Willie Pep ! » Le moniteur me suggéra d’aller aider Jimmy à se relever et de lui serrer la main. Tandis qu’il se remettait debout, je détectai clairement son intention de me donner un coup de tête dans les dents, mais je fis semblant de ne pas m’en apercevoir jusqu’au moment où il chargea et où je fis froidement un pas de côté tout en abaissant mes deux poings sur son dos exposé. Cela eut raison de lui. « David triche ! David triche ! » s’écria-t-il en sanglotant. Comme ils me détestaient tous pour mon habileté ! Ce qu’ils interprétaient comme mon habileté, tout au moins. Cette façon que j’avais de toujours deviner ce qui allait se passer. Désormais, cela n’embêterait plus personne. Ils allaient m’aimer, maintenant. Et leur amour me réduirait en bouillie.