Выбрать главу

C’est Judith qui ouvre la porte. Elle est vêtue d’un vieux sweater gris et d’un blue-jean avec un trou au genou. Elle m’ouvre les bras et je la serre chaleureusement contre moi pendant une bonne demi-minute. J’entends de la musique à l’intérieur : L’Idylle de Siegfried, je pense. Musique de douceur, d’amour, d’acceptation.

« Est-ce qu’il neige ? » fait-elle.

« Pas encore. Il fait gris et froid, c’est tout. »

« Je vais te servir un verre. Entre dans le living. »

Je vais regarder par la fenêtre. Quelques flocons flottent dans l’air. Mon neveu apparaît et m’étudie, à une distance de dix mètres. À mon grand étonnement, il sourit. Il dit avec chaleur : « Bonjour, oncle David ! »

Judith a dû lui faire la leçon. Sois gentil avec oncle David. Il ne se porte pas très bien. Il vient d’avoir beaucoup d’ennuis. Et le gosse obéit. C’est la première fois qu’il me fait un sourire. Je ne l’ai jamais vu gazouiller et me faire des risettes de son berceau quand il était bébé. Bonjour, oncle David. Très bien, mon neveu. Je comprends.

« Salut, Pauly. Comment vas-tu ? »

« Très bien », dit-il. Avec cela, ses grâces sociales sont épuisées. Il ne s’enquiert pas en retour de l’état de ma santé, mais ramasse un de ses jouets et s’absorbe dans ses complexités. De temps à autre, néanmoins, ses grands yeux noirs brillants m’examinent à la dérobée, et il ne semble pas y avoir d’animosité dans son regard.

Wagner est terminé. Je choisis un autre disque dans les casiers, je le mets sur le plateau. Schoenberg : Verklaerte Nacht. Musique d’angoisse tempétueuse suivie de calme et de résignation. De nouveau, le thème de l’acceptation. Parfait. Parfait. Les cordes tournoyantes m’enveloppent. Les accords riches et pulpeux. Judith revient avec un verre de rhum. Elle s’est servi quelque chose de doux, du sherry ou bien du vermouth. Elle n’a pas très bonne mine, mais elle semble amicale, ouverte.

« Santé », fait-elle.

« Santé. »

« C’est une belle musique que tu as mise. Beaucoup de gens ne veulent pas croire que Schoenberg pouvait être tendre et sensuel. Naturellement, c’est le Schoenberg des débuts. »

« Oui », dis-je. « Le fluide romantique a tendance à se tarir à mesure qu’on devient vieux, n’est-ce pas ? Qu’as-tu fait ces temps-ci, Jude ? »

« Pas grand-chose. Comme d’habitude. »

« Comment va Karl ? »

« Karl, je ne le vois plus. »

« Ah. »

« Je ne te l’avais pas dit ? »

« Non. C’est la première fois. »

« Je ne suis pas habituée à te dire les choses, Duv. »

« Tu devrais commencer à t’y faire. Karl et toi… »

« Il devenait très insistant pour que je l’épouse. Je lui ai répondu que c’était trop tôt, que nous ne nous connaissions pas assez, que j’avais peur de restructurer ma vie quand ce pouvait être la mauvaise structure pour moi. Il s’est vexé. Il a commencé à me faire des sermons sur l’engagement et le sens des responsabilités, sur les impulsions d’autodestruction et autres trucs du même genre. Je l’ai regardé pendant qu’il parlait, et il m’est apparu tout à coup comme une sorte de figure paternelle, tu sais : austère et pompeux, plus un professeur ou un mentor qu’un amant. Je ne voulais pas de cela. Je me suis mise à réfléchir sur ce à quoi il ressemblerait dans dix ou douze ans. Il aurait la soixantaine, et moi je serais encore jeune. Et j’ai compris soudain que nous ne pouvions pas avoir d’avenir ensemble. Je le lui ai expliqué aussi gentiment que possible. Cela fait dix jours qu’il n’est pas venu me voir. Je suppose qu’il ne viendra plus. »

« Je suis navré. »

« Pas la peine, Duv. J’ai eu raison d’agir ainsi. J’en suis sûr. Karl était gentil avec moi, mais cela ne pouvait être permanent. La période Karl est finie. Une très bonne période. Seulement, il ne faut pas trop s’attarder sur les choses une fois qu’on a compris qu’elles sont terminées pour de bon. »

« Oui », dis-je. « C’est sûr. »

« Tu veux encore un peu de rhum ? »

« Dans un petit moment. »

« Et toi ? » fait-elle. « Parle-moi de toi. Comment te débrouilles-tu, maintenant que… maintenant… »

« Maintenant que ma période superman est terminée ? »

« Oui. C’est vrai que c’est fini, alors ? »

« Oh, oui. Tout est fini, il n’y a pas le moindre doute à avoir là-dessus. »

« Alors, Duv ? Comment ça se passe pour toi ? »

La justice. On parle beaucoup de la justice. La justice de Dieu. Il protège le vertueux. Il traîne l’impie dans la fange. La justice. Où est la justice ? Où est Dieu, d’ailleurs ? Est-Il réellement mort, ou bien en vacances, ou bien simplement distrait ? Voyez Sa justice. Il envoie des crues sur le Pakistan. Hop, un million de morts, l’adultère et la vierge en même temps. La justice ? Peut-être. Peut-être que les prétendues innocentes victimes n’étaient pas si innocentes que ça après tout. Hop, la nonne dévouée attrape la lèpre à la léproserie, et ses lèvres tombent pendant la nuit. La justice. Hop, la cathédrale que la congrégation a mis deux cents ans à construire est réduite à un amas de pierres par un tremblement de terre la veille de Pâques. Hop. Hop. Dieu nous éclate de rire à la face. C’est ça la justice ? Où ça ? Comment ? Voyez mon cas. Je n’essaie pas de vous extorquer de la pitié maintenant. Je suis purement objectif. Écoutez-moi. Ce n’est pas moi qui ai demandé à être un superman. Cela m’a été donné au moment de ma conception. Par un incompréhensible caprice de Dieu. Un caprice qui m’a défini, façonné, malformé, disloqué, et qui était immérité, non désiré, totalement indésirable. À moins que vous n’interprétiez mon héritage comme le karma négatif de quelqu’un d’autre, ou des conneries comme ça. Juste une lubie au hasard. Dieu a dit : Que ce gamin soit un superman, et le jeune Selig est devenu un superman, au moins dans un sens restreint du mot. Et pour un temps, de toute manière. Dieu m’a mis là pour tout ce qui est arrivé : l’isolement, la souffrance, la solitude, même l’auto-apitoiement. La justice ? Où ça ? Le Seigneur donne, le diable sait pourquoi, et le Seigneur reprend. C’est ce qu’il vient de faire. Le pouvoir a disparu. Je suis redevenu comme tout le monde, comme vous, et vous, et vous. Ne vous méprenez pas. J’accepte mon sort. J’y suis complètement résigné. Je ne vous demande pas d’avoir pitié de moi. Je voudrais simplement que tout cela ait un sens. Maintenant que le pouvoir n’est plus, qui suis-je donc ? Comment me définir ? J’ai perdu ma particularité, mon pouvoir, mon don, ma blessure, ma raison d’être à part. Tout ce qui me reste maintenant, c’est le souvenir d’avoir été différent. Les cicatrices. Que suis-je censé faire à présent ? Comment me définir par rapport à l’humanité, maintenant que la différence n’est plus et que je suis toujours ici ? Il est mort. Je survis. Quelle étrange chose tu m’as faite, Seigneur. Je ne proteste pas, comprends-moi bien. Je pose simplement la question, d’un ton raisonnable. Je cherche à m’enquérir de la nature de la justice divine. Je pense que le vieil harpiste de Goethe t’avait compris, Seigneur. Tu nous jettes dans l’existence, tu laisses le pauvre homme tomber dans le péché et tu l’abandonnes à sa misère. Car toute faute est vengée sur la terre. C’est une plainte raisonnable. Tu possèdes le pouvoir ultime, Seigneur, mais tu refuses de prendre tes responsabilités ultimes. Est-ce juste ? Je crois avoir une plainte raisonnable à formuler, moi aussi. Si la justice existe, pourquoi une si grande partie de l’existence semble-t-elle injuste ? Si tu es réellement de notre côté, Seigneur, pourquoi nous donnes-tu une existence de misère ? Où est la justice pour le bébé qui naît sans yeux ? Pour le bébé qui naît avec deux têtes ? Pour le bébé qui naît avec un pouvoir que les hommes ne devraient pas avoir ? Je demande, c’est tout, Seigneur. J’accepte tes décrets, crois-moi, je m’incline devant ta volonté, parce que je ne peux pas faire autrement, de toute façon. Mais j’ai le droit de demander. Non ?