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Caroline fit cette question:

— Croyez-vous que les hommes étaient heureux autrefois?

Son compagnon lui répondit:

— Ils souffraient moins quand ils étaient plus jeunes. Ils faisaient comme ce petit garçon: ils jouaient; ils jouaient aux arts, aux vertus, aux vices, à l’héroïsme, aux croyances, aux voluptés; ils avaient des illusions qui les divertissaient. Ils faisaient du bruit; ils s’amusaient. Mais maintenant….

Il s’interrompit et regarda de nouveau à sa montre.

L’enfant qui courait buta du pied contre le seau de la fillette et tomba de son long sur le gravier. Il demeura un moment étendu immobile, puis se souleva sur ses paumes; son front se gonfla, sa bouche s’élargit, et soudain il éclata en sanglots. Sa mère accourut, mais Caroline l’avait soulevé de terre, et elle lui essuyait les yeux et la bouche avec son mouchoir. L’enfant sanglotait encore; Clair le prit dans ses bras:

— Allons! ne pleure pas, mon petit! Je vais te conter une histoire.

»Un pêcheur, ayant jeté ses filets dans la mer, en tira un petit pot de cuivre fermé; il l’ouvrit avec son couteau. Il en sortit une furnée qui s’éleva jusqu’aux nues et cette fumée, en s’épaississant, forma un géant qui éternua si fort, si fort que le monde entier fut réduit en poussière….»

Clair s’arrêta, poussa un rire sec et brusquement remit l’enfant à sa mère. Puis il tira de nouveau sa montre et, agenouillé sur le banc, les coudes au dossier, regarda la ville.

À perte de vue, la multitude des maisons se dressaient dans leur énormité minuscule.

Caroline tourna le regard vers le même cotê.

— Que le temps est beau! dit-elle. Le soleil brille et change en or les fumées de l’horizon. Ce qu’il y a de plus pénible dans la civilisation, c’est d’être privé de la lumière du jour.

Il ne répondait pas; son regard restait fixé sur un point de la ville.

Après quelques secondes de silence, ils virent, à une distance de trois kilomètres environ, au delà de la rivière, dans le quartier le plus riche, s’élever une sorte de brouillard tragique. Un moment après, une détonation retentit jusqu’à eux, tandis que montait vers le ciel pur un immense arbre de fumée. Et peu à peu l’air s’emplissait d’un imperceptible bourdonnement formé des clameurs de plusieurs milliers d’hommes. Des cris éclataient tout proches dans le square.

— Qu’est-ce qui saute?

La stupeur était grande; car, bien que les catastrophes fussent fréquentes, on n’avait jamais vu une explosion d’une telle violence et chacun s’apercevait d’une terrible nouveauté.

On essayait de définir le lieu du sinistre; on nommait des quartiers, des rues, divers édifices, clubs, théâtres, magasins. Les renseignements topographiques se précisèrent, se fixèrent.

— C’est le trust de l’acier qui vient de sauter. Clair remit sa montre dans sa poche. Caroline le regardait avec une attention tendue et ses yeux s’emplissaient d’étonnement. Enfin, elle lui muramra à l’oreille.

— Vous le saviez? Vous attendiez?… C’est vous qui….

Il répondit, très calme:

— Cette ville doit périr.

Elle reprit avec une douceur rêveuse:

— Je le pense aussi.

Et ils retournèrent tous deux tranquillement à leur travail.

§ 3

À compter de ce jour les attentats anarchistes se succédèrent durant une semaine sans interruption. Les victimes furent nombreuses, elles appartenaient presque toutes aux classes pauvres. Ces crimes soulevaient la réprobation publique. Ce fut parmi les gens de maison, les hôteliers, les petits employés et dans ce que les trusts laissaient subsister du petit commerce que l’indignation éclata le plus vivement. On entendait, dans les quartiers populeux, les femmes réclamer des supplices inusités pour les dynamiteurs. (On les appelait ainsi d’un vieux nom qui leur convenait mal, car, pour ces chimistes inconnus, la dynamite était une matière innocente, bonne seulement pour détruire des fourmilières et ils considéraient comme un jeu puéril de faire détoner la nitroglycérine au moyen d’une amorce de fulminate de mercure.) Les affaires cessèrent brusquement et les moins riches se sentirent atteints les premiers. Ils parlaient de faire justice eux-mêmes des anarchistes. Cependant les ouvriers des usines restaient hostiles ou indifférents à l’action violente. Menacés, par suite du ralentissement des affaires, d’un prochain chômage ou même d’un lock-out étendu à tous les ateliers, ils eurent à répondre à la fédération des syndicats qui proposait la grève générale comme le plus puissant moyen d’agir sur les patrons et l’aide la plus efficace aux révolutionnaires; tous les corps de métiers, à l’exception des doreurs, se refusèrent à cesser le travail.

La police fit de nombreuses arrestations. Des troupes, appelées de tous les points de la confédération nationale, gardèrent les immeubles des trusts, les hôtels des milliardaires, les établissements publics, les banques et les grands magasins. Une quinzaine se passa sans une seule explosion. On en conclut que les dynamiteurs, une poignée selon toute vraisemblance, peut-être moins encore, étaient tous tués, pris, cachés ou en fuite. La confiance revint; elle revint d’abord chez les plus pauvres. Deux ou trois cent mille soldats, logés dans les quartiers populeux, y firent aller le commerce; on cria «Vive l’armée!»

Les riches, qui s’étaient alarmés moins vite, se rassuraient plus lentement. Mais à la Bourse le groupe à la hausse sema les nouvelles optimistes, et par un puissant effort enraya la baisse; les affaires reprirent. Les journaux à grand tirage secondèrent le mouvement; ils montrèrent, avec une patriotique éloquence, l’intangible capital se riant des assauts de quelques lâches criminels et la richesse publique poursuivant, en dépit des vaines menaces, sa sereine ascension; ils étaient sincères et ils y trouvaient leur compte. On oublia, on nia les attentats. Le dimanche, aux courses, les tribunes se garnirent de femmes chargées, apesanties de perles, de diamants. On s’aperçut avec joie que les capitalistes n’avaient pas souffert. Les milliardaires, au pesage, furent acclamés.

Le lendemain la gare du sud, le trust du pétrole et la prodigieuse église bâtie aux frais de Thomas Morcellet sautèrent; trente maisons brûlèrent; un commencement d’incendie se déclara dans les docks. Les pompiers furent admirables de dévouement et d’intrépidité. Ils manœuvraient avec une précision automatique leurs longues échelles de fer et montaient jusqu’au trentième étage des maisons pour arracher des malheureux aux flammes. Les soldats firent avec entrain le service d’ordre et reçurent une double ration de café. Mais ces nouveaux sinistres déchaînèrent la panique. Des millions de personnes, qui voulaient partir tout de suite en emportant leur argent, se pressaient dans les grands établissements de crédit qui, après avoir payé pendant trois jours, fermèrent leurs guichets sous les grondements de l’émeute. Une foule de fuyards, chargée de bagages, assiégeait les gares et prenait les trains d’assaut. Beaucoup, qui avaient hâte de se réfugier dans les caves avec des provisions de vivres, se ruaient sur les boutiques d’épicerie et de comestibles que gardaient les soldats, la baïonnette au fusil. Les pouvoirs publics montrèrent de l’énergie. On fit de nouvelles arrestations; des milliers de mandats furent lancés contre les suspects.

Pendant les trois semaines qui suivirent il ne se produisit aucun sinistre. Le bruit courut qu’on avait trouvé des bombes dans la salle de l’Opéra, dans les caves de l’Hôtel de Ville et contre une colonne de la Bourse. Mais on apprit bientôt que c’était des boîtes de conserves déposées par de mauvais plaisants ou des fous. Un des inculpés, interrogé par le juge d’instruction, se déclara le principal auteur des explosions qui avaient coûté la vie, disait-il, à tous ses complices. Ces aveux, publiés par les journaux, contribuèrent à rassurer l’opinion publique. Ce fut seulement vers la fin de l’instruction que les magistrats s’aperçurent qu’ils se trouvaient en présence d’un simulateur absolument étranger à tout attentat.