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— … Cela existe déjà, poursuivit saint Antoine, qui ne voulait rien entendre. Cela s’appelle les harpies, et ce sont les plus incongrus animaux de la création. Un jour que, dans le désert, je reçus à souper saint Paul, abbé, je mis la table au seuil de ma cabane, sous un vieux sycomore. Les harpies vinrent s’asseoir dans les branches; elles nous assourdirent de leurs cris aigus et fiantèrent sur tous les mets. L’importunité de ces monstres m’empêcha d’entendre les enseignements de saint Paul, abbé, et nous mangeâmes de la fiente d’oiseau avec notre pain et nos laitues. Comment peut-on croire que les harpies vous loueront dignement, Seigneur?

»Certes, dans mes tentations, j’ai vu beaucoup d’êtres hybrides, non seulement des femmes serpents et des femmes poissons, mais des êtres composés avec plus d’incohérence encore, comme des hommes dont le corps était fait d’une marmite, d’une cloche, d’une horloge, d’un buffet rempli de nourriture et de vaisselle, ou même d’une maison avec des portes et des fenêtres, par lesquelles on apercevait des personnes occupées à des travaux domestiques. L’éternité ne suffirait pas s’il me fallait décrire tous les monstres qui m’ont assailli dans ma solitude, depuis les baleines gréées comme des navires jusqu’à la pluie de bestioles rouges qui changeait en sang l’eau de ma fontaine. Mais aucun n’était aussi dégoûtant que ces harpies qui brûlèrent de leurs excréments les feuilles de mon beau sycomore.

— Les harpies, fit observer Lactance, sont des monstres femelles au corps d’oiseau. Elles ont d’une femme la tête et la poitrine. Leur indiscrétion, leur impudence et leur obscénité procèdent de leur nature féminine, ainsi que l’a démontré le poète Virgile en son Énéide. Elles participent de la malédiction d’Ève.

— Ne parlons plus de la malédiction d’Ève, dit le Seigneur. La seconde Ève a racheté la première.

Paul Orose, auteur d’une histoire universelle que Bossuet devait plus tard imiter, se leva et supplia le Seigneur:

— Seigneur, entendez ma prière et celle d’Antoine. Ne fabriquez plus de monstres à la façon des centaures, des sirènes et des faunes, chers aux Grecs assembleurs de fables. Vous n’en aurez aucune satisfaction. Ces sortes de monstres ont des inclinations païennes et leur double nature ne les dispose pas à la pureté des mœurs.

Le suave Lactance répliqua en ces termes:

— Celui qui vient de parler est assurément le meilleur historien qui soit dans le Paradis, puisqu’Hérodote, Thucydide, Polybe Tite-Live, Velleius Paterculus, Cornélius Népos, Suétone, Manéthon, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Lampride, sont privés de la vue de Dieu et que Tacite souffre en enfer les tourments dus aux blasphémateurs. Mais il s’en faut que Paul Orose connaisse aussi bien les cieux que la terre. Car il ne songe point que les anges, qui procèdent de l’homme et de l’oiseau, sont la pureté même.

— Nous nous égarons, dit l’Éternel. Que viennent faire ici ces centaures, ces harpies et ces anges? Il s’agit de pingouins.

— Vous l’avez dit, Seigneur; il s’agit de pingouins, déclara le doyen des cinquante docteurs confondus en leur vie mortelle par la vierge d’Alexandrie, et j’ose exprimer cet avis que, pour faire cesser le scandale dont les cieux s’émeuvent, il faut, comme le propose sainte Catherine qui nous a confondus, donner aux pingouins du vieillard Maël la moitié d’un corps humain, avec une âme éternelle, proportionnée à cette moitié.

Sur cette parole, il s’éleva dans l’assemblée un grand bruit de conversations particulières et de disputes doctorales. Les pères grecs contestaient avec les latins véhémentement sur la substance, la nature et les dimensions de l’âme qu’il convenait de donner aux pingouins.

— Confesseurs et pontifes, s’écria le Seigneur, n’imitez point les conclaves et les synodes de la terre. Et ne portez point dans l’Église triomphante ces violences qui troublent l’Église militante. Car, il n’est que trop vrai: dans tous les conciles, tenus sous l’inspiration de mon Esprit, en Europe, en Asie, en Afrique, les pères ont arraché la barbe et les yeux aux pères. Toutefois ils furent infaillibles, car j’étais avec eux.

L’ordre étant rétabli, le vieillard Hermas se leva et prononça ces lentes paroles:

— Je vous louerai, Seigneur, de ce que vous fîtes naître Saphira, ma mère, parmi votre peuple, aux jours où la rosée du ciel rafraîchissait la terre en travail de son Sauveur. Et je vous louerai, Seigneur, de m’avoir donné de voir de mes yeux mortels les apôtres de votre divin fils. Et je parlerai dans cette illustre assemblée parce que vous avez voulu que la vérité sortît de la bouche des humbles, et je dirai: Changez ces pingouins en hommes. C’est la seule détermination convenable à votre justice et à votre miséricorde.

Plusieurs docteurs demandaient la parole; d’autres la prenaient. Personne n’écoutait et tous les confesseurs agitaient tumultueusement leurs palmes et leurs couronnes.

Le Seigneur, d’un geste de sa droite, apaisa les querelles de ses élus:

— N’en délibérons plus, dit-il. L’avis ouvert par le doux vieillard Hermas est le seul conforme à mes desseins éternels. Ces oiseaux seront changés en hommes. Je prévois à cela plusieurs inconvénients. Beaucoup entre ces hommes se donneront des torts qu’ils n’auraient pas eus comme pingouins. Certes, leur sort, par l’effet de ce changement, sera bien moins enviable qu’il n’eût été sans ce baptême et cette incorporation à la famille d’Abraham. Mais il convient que ma prescience n’entreprenne pas sur leur libre arbitre. Afin de ne point porter atteinte à la liberté humaine, j’ignore ce que je sais, j’épaissis sur mes yeux les voiles que j’ai percés et, dans mon aveugle clairvoyance, je me laisse surprendre par ce que j’ai prévu.

Et aussitôt, appelant l’archange Raphaëclass="underline"

— Va trouver, lui dit-il, le saint homme Maël; avertis-le de sa méprise et dis-lui que, armé de mon Nom, il change ces pingouins en hommes.

Chapitre VIII

Métamorphose des pingouins

L’archange, descendu dans l’île des Pingouins, trouva le saint homme endormi au creux d’un rocher, parmi ses nouveaux disciples. Il lui posa la main sur l’épaule et, l’ayant éveillé, dit d’une voix douce:

— Maël, ne crains point!

Et le saint homme, ébloui par une vive lumière, enivré d’une odeur délicieuse, reconnut l’ange du Seigneur et se prosterna le front contre terre.

Et l’ange dit encore:

— Maël, connais ton erreur: croyant baptiser des enfants d’Adam, tu as baptisé des oiseaux; et voici que par toi des pingouins sont entrés dans l’Église de Dieu.

À ces mots, le vieillard demeura stupide.

Et l’ange reprit:

— Lève-toi, Maël, arme-toi du Nom puissant du Seigneur et dis à ces oiseaux: «Soyez des hommes!»

Et le saint homme Maël, ayant pleuré et prié, s’arma du Nom puissant du Seigneur et dit aux oiseaux:

— Soyez des hommes!

Aussitôt les pingouins se transformèrent. Leur front s’élargit et leur tête s’arrondit en dôme, comme Sainte-Marie Rotonde dans la ville de Rome. Leurs yeux ovales s’ouvrirent plus grands sur l’univers; un nez charnu habilla les deux fentes de leurs narines; leur bec se changea en bouche et de cette bouche sortit la parole; leur cou s’accourcit et grossit; leurs ailes devinrent des bras et leurs pattes des jambes; une âme inquiète habita leur poitrine.

Pourtant il leur restait quelques traces de leur première nature. Ils étaient enclins à regarder de côté; ils se balançaient sur leurs cuisses trop courtes; leur corps restait couvert d’un fin duvet.

Et Maël rendit grâces au Seigneur de ce qu’il avait incorporé ces pingouins à la famille d’Abraham.

Mais il s’affligea à la pensée que, bientôt, il quitterait cette île pour n’y plus revenir et que, loin de lui, peut-être, la foi des pingouins périrait, faute de soins, comme une plante trop jeune et trop tendre. Et il conçut l’idée de transporter leur île sur les côtes d’Armorique.